Antoine Kouchner
"Lancer le projet ANTARES c'était comme ouvrir une porte sur l'inconnu" Antoine Kouchner responsable scientifique de la collaboration ANTARES et directeur du laboratoire APCImage APC/IN2P3

Le télescope ANTARES prend sa retraite

Entretien Physique des neutrinos Astroparticules et cosmologie

Samedi 12 février, le sous-marin Nautile de l’IFREMER a emmené Jürgen Brunner, responsable technique du télescope sous-marin ANTARES, débrancher une à une les 12 lignes de détection de l'instrument installé à 2475m de profondeur. Après 16 ans de bons et loyaux service, ANTARES, conçu pour jeter les premières bases de l’astronomie neutrino, mêle désormais son silence à celui des abysses. La poignée de pionniers de l’IN2P3 et du CEA, qui a porté à bout de bras ce projet hors du commun, peut aujourd’hui se féliciter d’avoir réussi au-delà des espérances et ouvert la voie aux nouveaux télescopes sous-marins de grande envergure KM3NeT ORCA et ARCA. Antoine Kouchner, responsable scientifique de la collaboration ANTARES et directeur de l’APC, nous en dit plus.

Vue d’artiste du télescope à neutrino ANTARES
Vue d’artiste du télescope à neutrino ANTARES avec au premier plan un étage « triplet de photodétecteurs » et au centre de celui-ci un cylindre en titane avec l’électronique assurant son fonctionnement. Le cône bleu symbolise la lumière Tcherenkov produite au passage des particules issues des interactions de neutrinos, et détectée par les triplets agencés sur des lignes flexibles ancrées au sol et maintenues verticales par une bouée. Image Colaboration ANTARES

D’où vient l’idée de construire un télescope à neutrinos sous-marin ?

L’idée d’utiliser les fonds marins comme base d’observation des neutrinos cosmiques était dans l’air depuis longtemps déjà. C’est en effet un endroit privilégié, où l’on est protégé des rayonnements parasites et où l’eau nous sert de milieu de réaction. À l’époque, les américains travaillaient depuis 20 ans sur le projet DUMAND, un télescope à neutrinos d’un kilomètre cube qui devait être installé à 4800m de profondeur au large d’Hawaï. Il y avait aussi des projets russes et européens à l’étude. Mais la difficulté technique était énorme au point qu’en 1996 DUMAND a été abandonné. Ce qui n’a pas découragé Jean-Jacques Aubert (CNRS/IN2P3 - CPPM) et Luciano Moscoso (CEA/IRFU) de reprendre le flambeau, persuadés que la Méditerranée serait bien plus indiquée que le Pacifique pour construire une telle infrastructure et l’opérer.

Quels sont les avantages de la Méditerranée ?

La mer Méditerranée possède des fosses proches des côtes et d'une profondeur adaptée. Ainsi, après quelques missions exploratoires en Grèce avec l’équipe de l’avant-projet appelé NESTOR, ANTARES a été installé par 2500m de fond à seulement 40km de Toulon. À cette profondeur, le site est protégé de la lumière et le flux de rayons cosmiques parasites est diminué. Qui plus est, les physiciens pouvaient compter sur le soutien de l’IFREMER qui avait une base toute proche et sur les équipements des océanographes de l’INSU pour étudier les caractéristiques du site. Autre avantage non négligeable, les laboratoires de physique européens étaient eux aussi tout proches. Enfin cerise sur le gâteau, ANTARES est situé du bon côté de la Terre pour percevoir les neutrinos émis par le cœur de la galaxie…

À l’époque la communauté scientifique n’était-elle pas sceptique ?

C’est vrai que ce projet relevait de l’aventure. Il ne s’agissait pas de construire un détecteur avec des technologies éprouvées, ni de réaliser un programme scientifique précis, mais d’ouvrir une fenêtre sur l’inconnu. Il fallait inventer des détecteurs de A à Z et faire des choix technologiques dont on ne savait pas s’ils allaient être les bons ; si les capteurs allaient tenir dans les conditions hostiles des grands fonds, et s'ils allaient permettre de détecter les muons issus de l'interaction des neutrinos avec la matière environnante. Sans compter qu’une fois immergée l’installation reste totalement isolée et que toute maintenance est très compliquée. Dans un tel projet, la fiabilité requise est proche de ce qui se fait dans le domaine spatial. Alors oui, au début nos collègues doutaient de la réussite ou se moquaient un peu de nous en disant que nous allions observer les crevettes.

Ce qui n’est pas totalement faux, car ANTARES a servi aussi à l’étude des grands fonds ?

Il y a en effet une dimension océanographique au projet qui s’est imposée d’elle-même. Par exemple, la bioluminescence émise par la vie sous-marine est un signal parasite qu’il nous a fallu caractériser avec précision en continu. C’est comme ça que l’on a découvert que les hivers froids provoquaient une plongée des eaux de surface entraînant nutriments et oxygène et, dans la foulée, une explosion de la population des organismes bioluminescents. Nos capteurs acoustiques aussi, conçus au départ pour enregistrer la position des lignes de détection et estimer la faisabilité d’étudier les ondes de choc produites par des particules, se sont avérés d’excellents capteurs pour surveiller les mammifères marins.

Au final, l’installation du télescope s’est bien déroulée ?

Entre les débuts de l’exploration du site au large de Toulon et la fin de la construction d’ANTARES en 2008, il s’est écoulé 9 ans tout de même. John Carr puis Paschal Coyle, du CPPM de Marseille, ont pris la direction du projet après Jean-Jacques Aubert. Des équipes de plusieurs instituts en Europe, mais aussi au Maroc, l’ont rejoint. L’infrastructure s’est révélée d’une excellente robustesse. La boite de jonction posée en 2002 a fonctionné en continu pendant 20 ans, et la majorité des 885 photomultiplicateurs installés sont encore fonctionnels alors qu’ANTARES devait normalement s’arrêter en 2016.

Les résultats d’ANTARES ont-ils été à la hauteur ?

Ils ont même été au-delà des espérances. ANTARES a acquis une crédibilité importante en apportant des informations clés pour contraindre l’origine des signaux cosmiques découverts par le télescope géant américain IceCube, installé au pôle Sud. L’expérience a également permis de placer des limites sur la présence de matière noire dans l’Univers, et d’étudier les propriétés des neutrinos atmosphériques. Souvent les données d’ANTARES ont été complémentaires à celles d’IceCube, ce qui s’est traduit par des publications conjointes. ANTARES a notamment participé à la retentissante publication sur l’observation multi messagers de l’événement GW150914, vu en ondes gravitationnelles et dans de nombreux autres domaines de l’astronomie. En tout, la collaboration a publié plus de 90 papiers. Et ANTARES a surtout validé le concept du télescope à neutrinos sous-marin, ouvrant la voie à la construction de ses successeurs ORCA et ARCA du projet KM3NeT.

Pourquoi arrêter le télescope si l’instrument était encore opérationnel ?

Il est vrai qu’ANTARES continuait de prendre des données lorsqu'on l'a débranché le 12 février. Cependant, KM3NeT, son successeur, a atteint une taille suffisante pour prendre le relai et nous souhaitons maintenant nous concentrer complètement sur le nouveau détecteur. Nous avons donc saisi l’opportunité d’une opération de l’IFREMER pour faire débrancher les lignes. D’ici l’été, elles seront remontées pour être en partie recyclées dans d’autres expériences. Ensuite, nous allons laisser passer quelques mois, le temps de finaliser les dernières publications et j’espère que nous pourrons organiser, en 2023, une grande célébration retraçant l’histoire d’ANTARES au Musée des Arts et Métiers, à l’occasion d’une exposition sur le thème de l’« infiniment ».

Propos recueillis par Emmanuel Jullien

Pour en savoir plus

Lire l'article rétrospectif publié sur le site de l'APC : L'Odyssée d'ANTARES / The ANTARES adventure

A propos de la collaboration ANTARES

La collaboration ANTARES regroupe environ 140 scientifiques de 33 laboratoires et institutions de 8 pays (Allemagne, Australie, Espagne, France, Italie, Maroc, Pays-Bas, Roumanie)

Les laboratoires de l'IN2P3 y sont fortement impliqués et sont au nombre de 4 :

  • le laboratoire Astroparticule et Cosmologie (APC) CNRS/Université Paris Cité
  • le Centre de physique des particules de Marseille (CPPM) CNRS/Université Aix Marseille
  • l'Institut pluridisciplinaire Hubert Curien (IPHC) CNRS/Université de Strasbourg
  • le Laboratoire de physique de Clermont (LPC) CNRS/Université Clermont Auvergne

Site de la collaboration ANTARES

Contact

Vincent Poireau
DAS Astroparticules et cosmologie
Antoine Kouchner
Chercheur à l'APC
Emmanuel Jullien
Responsable du service communication de l'IN2P3