Dans un nouvel article de Nature Physics, Double Chooz publie des valeurs actualisées de θ13 et des flux de neutrinos de réacteurs
Depuis l’arrêt de ses détecteurs début 2018, la collaboration internationale Double Chooz poursuit l’analyse de ses données afin de parvenir à la valeur la plus solide qui soit de θ13, valeur qui caractérise la troisième et dernière oscillation possible des neutrinos. Les chercheurs ont également mesuré avec une précision jamais encore atteinte le flux de neutrinos émis par les réactions de fission des réacteurs nucléaires ainsi que d'autres valeurs associées. Ces résultats sont rassemblés dans un article paru lundi 20 Avril 2020 dans “Nature Physics” [1] signé par Hervé de Kerret et al.
La physique des neutrinos est une des clés pour une compréhension plus complète de notre Univers. L’étude de ces particules quasi indétectables, passe en grande partie par la caractérisation de leurs oscillations. Ce phénomène décrit par la mécanique quantique a été mis en évidence il y a une vingtaine d’années. Concrètement, cette oscillation permet à un neutrino produit dans l’un des trois états de « saveur » connu (électronique, muonique ou tauique) d’évoluer lors de sa propagation vers l’une ou l’autres des autres saveurs.
Une théorie des oscillations pour expliquer la disparition des neutrinos
Ce phénomène a longtemps défié les physiciens qui n’arrivaient pas à expliquer pourquoi les mesures du flux de neutrinos en provenance du soleil ou de réactions atmosphériques souffraient toujours d’un déficit chronique au regard de ce qui était attendu. Rapidement l’idée d’une oscillation a été évoquée. Dans cette hypothèse, aucun neutrino ne manque à l’appel. Ils ont juste changé de saveur en chemin et ne sont plus détectés. S’en sont suivies d’intenses recherches qui se sont conclues au détour des années 2000, via les expériences SNO (au Canada) et Super-Kamiokande (au Japon) par la mise en évidence irréfutable de deux oscillations appelées θ12 et θ23 (Prononcer téta un deux et téta deux trois). Le modèle théorique des oscillations était donc confirmé, et tous les projecteurs se sont alors tournés vers la troisième oscillation qu’il prédisait, l’oscillation θ13. Une course à sa mesure s’est aussitôt engagée. Les premières évidences expérimentales de θ13 ont été obtenues en 2011 par les expériences Double Chooz en France et T2K au Japon. Mais elles n’étaient pas encore assez significatives. C’est finalement l’expérience Daya Bay, en Chine, qui a obtenu la première mesure fiable en accord avec les évidences précédentes. Mesure confirmée peu après par l’expérience RENO, en Corée du Sud. Cette mesure de θ13 couronnait de façon magistrale et définitive le modèle des oscillations. Mais le travail n’était pas fini pour autant.
Une valeur particulièrement difficile à mesurer
La valeur θ13 est si délicate à obtenir qu’elle fait encore aujourd’hui l’objet d’un important travail de consolidation international auquel participe la collaboration Double Chooz. « La mesure de θ13 nécessite une précision expérimentale inédite, probablement la plus pointue jamais réalisée en physique des neutrinos », explique Anatael Cabrera, porte-parole de la collaboration Double Chooz et directeur du Laboratoire neutrinos de Champagne-Ardenne (LNCA) [2] qui gère l’expérience. A tel point que « l’amélioration même de la mesure de θ13 par rapport à ce que les expériences ont pu réaliser, est perçue encore aujourd’hui comme impossible dans l’état de l’art actuel. » Dans ce contexte, toute consolidation de cette valeur est d’une importance capitale, et les nouveaux résultats de Double Chooz, qui font un pas substantiel dans la précision de cette valeur et l’établissent maintenant à sin2(2θ13) = 0.105±0.014, feront date promet le chercheur.
Un enjeu important pour la physique des neutrinos
La solidité de la valeur de θ13 a une signification toute particulière en physique des neutrinos. Elle conditionne notamment l’amplitude et la précision des expériences qui tentent de mettre en évidence une violation de la symétrie matière/antimatière (symétrie CP) dans le secteur des neutrinos. La valeur θ13 plutôt “grande” suggérerait en effet que les neutrinos peuvent manifester un effet de violation de symétrie sans précédent — plusieurs ordres de grandeur par rapport aux observations avec les quarks (prix Nobel 1964) et mesurées dans des accélérateurs de particules, comme le LHC au CERN. Une telle mise en évidence, qui semble se dessiner [3], pourrait marquer un pas historique dans la compréhension de l’absence d’antimatière dans l’univers lors du Big-Bang.
Des conditions expérimentales exceptionnelles
Sa précision, l’expérience Double Chooz la doit avant tout à la qualité de son site d’implantation. L’expérience a en effet pour objet de détecter et mesurer le flux d’antineutrinos électroniques généré par les deux réacteurs de la centrale nucléaire de Chooz d’EDF (Électricité de France) dans les Ardennes. « Le fait qu’il n’y ait que deux réacteurs, qui plus est parmi les plus puissants qui existent, rend la mesure particulièrement propre », précise Anatael Cabrera. D’autre part, continue le chercheur, « l’expérience est conduite avec deux détecteurs, l’un proche et l’autre lointain. La variation dans le flux de neutrinos est donc une valeur relative qui se déduit de ce que chacun des détecteurs voit, sans que les fluctuations des réacteurs nucléaires n’aient d’impact sur la mesure. »
Une technique inédite dope la sensibilité des détecteurs
Cependant la qualité du site n’aurait pas suffi, si les chercheurs ne s’étaient montrés particulièrement innovants. Il faut savoir que les détecteurs de Double Chooz sont sensibles à deux sortes de signaux émis lors de la “collision” d’un antineutrino électronique avec un noyau d’hydrogène. Le premier est l’émission de positrons (équivalent de l’électron en antimatière) dont on peut observer la lumière produite au moment de leur annihilation. La seconde est l’émission d’un neutron qui va être aussitôt capturé par un noyau de gadolinium du liquide de détection et conduire à l’émission de photons gamma. L’idée des chercheurs de Double Chooz a été de créer un système capable de comptabiliser tous les événements de capture dans le volume sensible, y compris ceux occasionnés par les noyaux d’hydrogène ou encore de carbone, en beaucoup plus grand nombre dans le liquide de détection. Résultat, le détecteur a gagné un facteur 2,5 en sensibilité. « C’est cette astuce qui nous a donné la sensibilité suffisante pour pousser l’ensemble de nos mesures plus loin. Et au final nous revisitons dans notre article la totalité de nos incertitudes dont on a pu affiner la précision et confirmer leur exactitude. Au bout du compte la valeur de θ13 n’aura jamais été aussi sûre qu’aujourd’hui » explique le chercheur.
Des progrès autour de l’énigme du déficit en neutrinos des réacteurs
Première conséquence très concrète de ce travail, les scientifiques ont pu s’appuyer sur la nouvelle valeur de θ13 pour explorer la problématique du déficit inexpliqué entre le flux de neutrinos mesuré par les expériences et celui prévu par les modélisations de ce flux. Cette question a été soulevée au début des années 2010 à l’occasion de la préparation de l’expérience Double Chooz. Un débat est alors né entre les tenants d’une solution « classique » expliquant l’erreur par une méconnaissance des réactions nucléaires dans les réacteurs, et les défenseurs d’une solution « exotique » trouvant dans ce déficit, l’expression d’un quatrième neutrino qu’il restait à découvrir. Les nouveaux résultats de Double Chooz sont consistants avec la version « classique ». « Notre étude de θ13 nous a servi en retour à démontrer de façon très robuste que le niveau d’incertitude des prédictions de flux était largement sous-évalué. Possiblement d’un facteur 4 » indique Anatael Cabrera. Et les chercheurs ne se sont pas arrêtés là puisqu’ils fournissent dans la foulée la mesure la plus précise du flux de neutrinos issu des réactions nucléaires des réacteurs, qui est proportionnel à la mesure de la section efficace moyenne par réaction de fission : (5.71±0.06)×10−43 cm2/fission. Ils valident par la même occasion que la forme spectrale de ce flux est en accord avec la plus grande partie des expériences internationales.
Le démantèlement exploité pour affiner la précision
Aujourd’hui l’expérience Double Chooz est en démantèlement, mais elle n’a pas dit son dernier mot pour autant. « Nous allons profiter du démontage pour refaire une mesure ultra précise du volume de la cuve de liquide de détection et cela devrait nous permettre de réduire encore en peu plus la marge d’erreur de nos mesures », se réjouit Anatael Cabrera. Cette mesure assez inhabituelle est une conséquence directe de l’utilisation de la nouvelle technique de détection de la collaboration. Elle s’applique sur des volumes du détecteur qui étaient jugés inaccessibles au moment de la construction et dont le contrôle de précision a été relâché à 1% au lieu du 0.1% qui aurait été nécessaire pour être compétitif. Il y aura donc un dernier épisode de mesure de haute précision, mais ce sera le dernier précise le chercheur, au-delà il sera impossible de faire mieux et la page de cette expérience sera définitivement tournée.
Une nouvelle expérience possible
Mais une page seulement, « Chooz est un nom reconnu dans le contexte mondial de la mesure de θ13. La première expérience Chooz lancée à la fin des années 90 et pilotée par des équipes CNRS/IN2P3, est restée la référence de la connaissance mondiale dans ce domaine pendant presque 15 ans, jusqu’au premier résultat de Double Chooz » rappelle le directeur du LNCA. « Nous espérons donc poursuivre cette dynamique autour de θ13. Une solution présentée en 2019 à la conférence EPS-HEP (European Physics Society for High Energy Physics) va dans ce sens. Elle s’appuie sur une nouvelle technologie appelée LiquidO [4] développée au sein de l’IN2P3 et déjà en cours de démonstration. »
- Nature Physics de Double Chooz [2020]
- Laboratoire neutrino de Champagne-Ardenne (LNCA)
- Nature T2K [2020]
- LiquidO @ APPEC
À propos de la collaboration Double Chooz
La collaboration Double Chooz, rassemble une centaine de chercheurs de 7 pays (France, Allemagne, Brésil, Espagne, États-Unis, Japon, et Russie). Elle est conduite dans le cadre du Laboratoire Neutrino de Champagne Ardenne (LNCA) unité mixte CNRS-IN2P3/CEA-IRFU en collaboration étroite avec Électricité de France (EDF) qui exploite les réacteurs nucléaires. L’expérience est pilotée en France par une collaboration entre le CNRS/IN2P3 et le CEA. Les laboratoires CNRS/IN2P3 impliqués dans la collaboration sont l’APC (Paris), le CENBG (Bordeaux), IJCLab (Orsay), LNCA (Chooz) et SUBATECH (Nantes).
Le laboratoire comprend deux halls expérimentaux souterrains hébergeant les installations de Double Chooz : deux capteurs identiques d'un volume de 200m3 et de 7m de hauteur. L’un, appelé “lointain”, est placé dans une galerie à l’abri du rayonnement cosmique sous 100m de roche et à environ 1km des réacteurs EDF de Chooz-B. L’autre capteur, dit “proche”, situé à environ 400m de distance des réacteurs, a été construit à partir de 2010 sous l’héliport du site de la centrale. Il est protégé du rayonnement cosmique par environ 30m de terre. Le détecteur lointain a été mis en service en avril 2011, et le proche à partir de janvier 2015. L’expérience a pris des données jusqu’en janvier 2018. Elle est aujourd’hui en phase de démantèlement.
L’utilisation et l’exploitation du site de Chooz pour l’étude des neutrinos a été imaginée et orchestrée par l’ingénieur et chercheur français Hervé de Kerret (CNRS/IN2P3) aujourd’hui décédé. La centrale a hébergé deux expériences. La première à la fin des années 90, baptisée Chooz est parmi la plus citée dans la littérature de la physique des neutrinos. La seconde est l’expérience Double Chooz, initiée en 2009.