Un grand chantier pour multiplier par 4 la portée du détecteur d’ondes gravitationnelles Virgo
Depuis la fin de sa dernière prise de données en avril 2020, le détecteur d’ondes gravitationnelles Virgo est le théâtre d’un vaste chantier d’améliorations, dont les dernières touches de la première phase ont été achevées au printemps. Objectif affiché ? Voir des événements deux fois plus distants en 2022 et quatre fois en 2025. Quelques 200 personnes étaient mobilisées pour cette étape importante baptisée Advanced Virgo + et assurée pour une grande part par des laboratoires du CNRS. Tour d’horizon de ce chantier qui pousse la physique jusque dans ses plus ultimes retranchements.
Depuis la première détection d’une onde gravitationnelle en 2015, les interféromètres LIGO et Virgo ont initié une véritable révolution scientifique. Leurs bras géants de plusieurs kilomètres de long ont capté quelques 50 vibrations de l’espace-temps générées par des fusions de trous noirs et d’étoiles à neutrons, apportant ainsi des données totalement inédites sur l’Univers et les objets qui le composent. La science des ondes gravitationnelles est donc bel et bien lancée et les architectes des interféromètres doivent maintenant rivaliser d’ingéniosité pour faire progresser la sensibilité de leurs instruments et multiplier les détections. Ils ont lancé pour cela un grand chantier d’amélioration baptisé Advanced Virgo +, avec une grande contribution des équipes des laboratoires du CNRS : APC, ARTEMIS, IJCLab, IP2I, IPHC, LAPP, Kastler Brossel et g-MAG.
« Notre objectif, à l’issue de cet upgrade, est d’améliorer d’un facteur d’environ 4 la sensibilité du détecteur », explique Matteo Barsuglia, responsable pour la France de la collaboration Virgo et chercheur au laboratoire Astroparticules et cosmologie (APC). De quoi découvrir plusieurs centaines de nouvelles sources. « Nous aurons beaucoup plus d’informations sur les sources déjà détectées. Par exemple, nous allons étudier comment les masses de trous noirs sont distribuées. On espère aussi détecter des phénomènes nouveaux, comme les ondes gravitationnelles générées par des étoiles à neutrons isolées en rotation très rapide. Ce seraient les premières sources continues. Des « notes pures » que l’on pourrait observer pendant des années », espère le chercheur.
Voir deux fois plus loin dans l’Univers
Cette montée en puissance est un véritable défi, et la collaboration a donc choisi de progresser par étapes. La première, entamée en avril 2020, devrait déjà offrir à l’instrument une portée deux fois plus grande à son redémarrage en 2022. Et ce sera déjà énorme ! « A chaque fois qu’on arrive à voir deux fois plus loin avec Virgo on explore un volume d’univers qui, en trois dimensions, est en fait 8 fois plus grand, » précise Raffaele Flaminio responsable de ce nouveau chantier et chercheur au Laboratoire d’Annecy de Physique des particules (LAPP). Reste que la moindre année lumière de portée supplémentaire doit être arrachée de haute lutte en déployant des stratégies qui flirtent avec les limites de la physique.
Un premier chantier a consisté à développer un laser plus puissant pour augmenter le nombre de photons dans l’instrument et ainsi renforcer le signal en sortie. C’est le laboratoire Artemis, à l’Observatoire de la Côte d’Azur, à Nice qui s’est attaqué au problème en adaptant un système laser très particulier fourni par l’entreprise Azur light system. Ce dernier utilise une fibre optique dopée comme amplificateur. « La source est de faible puissance, mais le processus d’amplification peut la monter jusqu’à 130 W. C’est le seul système commercial qui y parvient de manière directe tout en gardant un bruit très bas », souligne Walid Chaibi, chargé de recherche au laboratoire Artemis. Advanced Virgo + fera donc fonctionner ce laser à 80 W pour obtenir, après soustraction des multiples pertes, 40 W à l’entrée de l’interféromètre. Soit le double de la puissance précédemment installée.
Lutter contre le bruit de grenaille
Le doublement de la puissance va aussi réduire l’effet indésirable dit du « bruit de grenaille ». « On l’appelle comme ça parce qu’il fait penser au bruit que font des gouttes de pluie sur une tôle », indique le chercheur d’Artemis. Dans le cas de Virgo, la pluie, ce sont les photons. Le laser en envoie de manière aléatoire des quantités fluctuantes qui, lorsqu’ils arrivent sur le photodétecteur, font fluctuer le signal mesuré. L’effet est quasi imperceptible, mais il est suffisant pour impacter les mesures de l’interféromètre qui est sensible à des variations inférieures au diamètre d’un noyau atomique. « Avec l’augmentation de la puissance du laser, ce bruit de grenaille va s’intensifier, détaille Walid Chaibi. Mais au final on va quand même y gagner car lorsque vous augmentez d’un facteur 2 la puissance du laser, le bruit n’augmente, lui, que d’un facteur √2. » En somme le bruit altérera proportionnellement moins le signal.
Cependant le bruit de grenaille peut aussi s’interpréter comme la manifestation de « fluctuations du vide » qui entreraient dans l’interféromètre par la sortie de ce dernier. En effet, dans le vide subsistent toujours des fluctuations naturelles d’origine quantique, dont la présence perturbe les mesures. Il est impossible pour les physiciens d’éliminer ces fluctuations, en revanche ils peuvent en minimiser les nuisances en injectant dans l’interféromètre des contre-mesures : du vide comprimé (ou « squeezing »). C’est ce qui a été réalisé pour la dernière prise de données. « Nous avions réussi sur Advanced Virgo à réduire le bruit quantique aux hautes fréquences en jouant sur l’un de ses deux paramètres : la phase », explique Eleonora Capocasa, chercheuse au laboratoire APC. Mais en faisant cela nous avons perdu de la sensibilité aux basses fréquences, qui sont plus sensibles au second paramètre : l’amplitude. Les règles de la physique quantique nous interdisent malheureusement d’améliorer la précision sur ces deux paramètres en même temps. »
Contrer les effets du vide quantique
Il en fallait cependant plus pour décourager ces spécialistes de physique quantique, qui ont installé un système en mesure de réduire le bruit quantique dans les basses et les hautes fréquences en même temps. Voilà comment. « Nous allons faire passer ces fluctuations dans une cavité optique, explique Matteo Barsuglia. Une cavité de filtrage qui modifiera ces fluctuations du vide pour qu’elles soient optimales à chaque fréquence. » Concrètement, c’est un tube sous vide de 300 mètres, installé à côté du bras nord de Virgo, et comportant à chaque extrémité un miroir suspendu. Les photons y font de l’ordre de 10 000 allers-retours avant de sortir vers le détecteur.
Ce principe a été testé avec succès sur un prototype au Japon mais il est d’un maniement très délicat. « Ces états de vide sont très fragiles. Si on a des pertes optiques, on les détruit », prévient Eleonora Capocasa. Reste à amener concrètement le faisceau de vide comprimé dans la cavité de filtrage de 300 mètres, puis à l’injecter dans l’interféromètre. C’est la mission de Romain Bonnand, ingénieur de recherche au LAPP, et de l’équipe du laboratoire d’Annecy-le-Vieux: « Pour cela, nous avons construit deux nouveaux bancs optiques suspendus dans le vide, donc deux nouvelles enceintes à vide pour les accueillir. » Avec, comme difficulté principale, de respecter les contraintes d’espace pour placer tous les composants sur les bancs optiques.
Pour renforcer la sensibilité aux hautes fréquences, la collaboration Virgo a également opté pour l’installation d’un nouveau miroir à la sortie de l’interféromètre. Ce dernier va permettre de « recycler » le signal. « On le renvoie dans l’appareil, pour l’obliger à refaire un tour et donc à intégrer plus d’onde gravitationnelle », explique Raffaele Flaminio. Pour faire face à cette plus grande complexité du système optique de l’interféromètre, le système de positionnement des miroirs, véritable clé de voûte de l’interféromètre, a lui aussi eu droit à un lifting. Ces miroirs doivent être maintenus en position à l’atome près pour que la lumière du laser à 1064 nm de Virgo résonne dans les cavités de l’interféromètre. Pour garantir en continu cette précision, un nouveau laser auxiliaire, d’une longueur d’onde différente a donc été installé, à chaque bout des bras de l’interféromètre. « Il permet d’amener de manière contrôlée l’ensemble des cavités vers la résonance du laser principal », explique Nicolas Leroy, du Laboratoire des deux infinis Irène Joliot-Curie et responsable de ce sous-système, auquel ont contribué plusieurs équipes de la Collaboration Virgo.
Filtrer le signal gravitationnel
On le comprend, les scientifiques doivent faire feu de tout bois pour grappiller la moindre once de sensibilité, et aucun aspect de l’instrument n’échappe à cette grande refonte. Un système de mesure du bruit « newtonien » a par exemple été ajouté. Celui-ci permettra de monitorer les infimes variations du champ gravitationnel autour de Virgo et d’en corriger les effets sur le signal. Le module de filtrage du signal gravitationnel, le « mode-cleaner » de sortie a quant à lui été modernisé pour réduire ses pertes optiques tout en améliorant ses performances de filtrage. « Il sert à « nettoyer les modes », c’est-à-dire éliminer toutes les composantes de la lumière qui ne portent pas d’information d’onde gravitationnelle » décrit Romain Gouaty, chargé de recherche au LAPP et impliqué dans l’installation de cette ultime cavité optique. Alors que la lumière du laser initial y entre en résonance, les autres signaux lumineux y sont réfléchis et rejetés. Un tel système était déjà présent dans Advanced Virgo, mais sous forme de deux cavités en série, délicates à ajuster car elles devaient rester parfaitement couplées l’une avec l’autre. « En passant à une seule cavité plus performante on évite tous ces problèmes », conclut le chercheur. Par ailleurs, le « mode-cleaner » de sortie est situé sur un banc optique suspendu et sous vide dans lequel des diaphragmes viennent d’être installés pour éliminer la lumière parasite émise par les composants optiques du banc. Cette lumière parasite étant une des sources potentielles de bruit de l’interféromètre.
Un an pour tout faire fonctionner
En mai dernier, la collaboration a terminé d’installer l’ensemble des nouveaux composants. Depuis, une longue phase de mise en route a démarré, au cours de laquelle chacun des systèmes va être réglé indépendamment puis progressivement relié à l’ensemble de l’installation. « Ce travail progresse et deux étapes majeures du projet ont déjà été franchies comme prévu, se félicite Matteo Barsuglia. La cavité de filtrage de 300 mètres a été contrôlée au mois de juin et l’interféromètre avec recyclage du signal a été contrôlé pour la première fois le 14 juillet dernier. ». Cette recherche de la performance optimale du système va s’étaler sur des mois avant que Virgo n’ouvre à nouveau ses oreilles sur l’Univers, dans la deuxième moitié de 2022. Ce sera alors l’occasion de nouvelles découvertes passionnantes. Quant à l’amélioration de l’instrument elle est encore loin d’être achevée. Dès 2025 la seconde phase d’Advanced Virgo fera bondir les performances d’un nouveau facteur deux (voir encadré). Et les scientifiques ne comptent pas s’arrêter là. « L’astronomie gravitationnelle n’en est qu’à ses débuts et nous voulons aller plus loin, il reste encore beaucoup à faire », prévient Raffaele Flaminio.
En 2025, la sensibilité de Virgo doublera à nouveau
D’autres améliorations suivront, dès 2023, pour doubler à nouveau la sensibilité de l’instrument, en atténuant cette fois les effets du bruit thermique. « Ce bruit est dû au fait que les atomes de chaque miroir se déplacent, car ils ne sont pas à température nulle. Ils ont un mouvement moyen. Donc quand le faisceau laser vient le frapper, il voit un miroir qui n’est pas à une position bien définie », explique Matteo Barsuglia. Refroidir les miroirs ? « C’est très compliqué prévient le chercheur de l’APC, D’abord parce qu’il faut des cryostats, qui sont des objets bruyants. Ensuite parce que le miroir est attaché avec des fils si fins qu’il est très difficile d’évacuer la chaleur à travers eux. Toutefois cela est envisagé pour le futur détecteur d’ondes gravitationnelles Einstein Telescope et aussi testé actuellement sur l’interféromètre japonais Kagra qui devrait rejoindre la prochaine prise de données aux côtés de Virgo et LIGO. »
« Une première piste est plutôt de concentrer ces vibrations sur certaines fréquences de résonance des miroirs », indique Raffaele Flaminio. Certes, en concentrant le bruit thermique sur quelques fréquences, on aveugle le détecteur sur celles-ci, mais on augmente sa sensibilité sur tout le reste du spectre. « L’autre piste, c’est d’élargir le faisceau sur le miroir », poursuit le chef de projet. On peut en effet imaginer l’agitation thermique comme si chaque atome du miroir vibrait autour de sa position de repos : le faisceau mesure donc en quelque sorte la position moyenne de tous les atomes en surface qu’il illumine. « En faisant un faisceau plus grand, on moyenne sur un nombre d’atomes plus grand », fait remarquer le chercheur du LAPP. La moyenne est forcément plus précise.
Le faisceau, d’une taille actuelle d’environ 6 cm, sera donc porté à 10 cm. Ce qui suppose d’agrandir les miroirs, épais de 20 cm, qui passeront d’un diamètre de 35 cm et une masse de 40 kg, à 55 cm de diamètre et 100 kg. Il faudra en outre les revêtir d’une couche réfléchissante encore plus parfaite que la précédente. « Le revêtement de 6 microns qu’on applique est constitué de deux matériaux empilé en sandwich, sur une quarantaine de couches, explique Jérôme Degallaix, chercheur au laboratoire des matériaux avancés (IP2I) de Lyon. De l’oxyde de silicium et du pentaoxyde de tantale, qu’on alterne pour former ce qu’on appelle un réseau de Bragg, qui réfléchit presque 100 % de la lumière. On gardera l’oxyde de silicium pour les futurs miroirs de la phase 2 mais on cherche un matériau alternatif au tantale ». Enfin, l’autre grosse amélioration de cette deuxième phase d’Advanced Virgo+ sera d’augmenter encore la puissance du laser, qui devrait monter en entrée de l’instrument de 40 W à 80 W.
Les équipes françaises prenant part au chantier Advanced Virgo +
- le laboratoire Astroparticule et cosmologie (CNRS/Université de Paris) ;
- le laboratoire Astrophysique relativiste, théories, expériences, métrologie, instrumentation, signaux (CNRS/Observatoire de la Côte d’Azur/Université Côte d’Azur) ;
- l’équipe g-MAG, qui regroupe des scientifiques de l’Institut lumière matière (CNRS/Université Claude Bernard Lyon 1), de l’Institut des nanotechnologies de Lyon (CNRS/Ecole Centrale de Lyon/INSA Lyon/Université Claude Bernard Lyon 1/CPE Lyon), de l’Institut des nanosciences de Paris (CNRS/Sorbonne Université) et du laboratoire Navier (CNRS/École des Ponts ParisTech/Université Gustave Eiffel) ;
- l’Institut de physique des 2 infinis de Lyon (CNRS/Université Claude Bernard Lyon 1) ;
- l’Institut pluridisciplinaire Hubert Curien (CNRS/Université de Strasbourg) ;
- le Laboratoire d'Annecy de physique des particules (CNRS/Université Savoie Mont Blanc) ;
- le Laboratoire Kastler Brossel (CNRS/Sorbonne Université/ENS-PSL/Collège de France) ;
- le Laboratoire de physique des 2 infinis - Irène Joliot-Curie (CNRS/Université Paris-Saclay).