La masse de l’étain 100 se précise
Dans une expérience conduite au CERN, la collaboration ISOLTRAP est parvenue à mesurer la masse de l'indium 100 et ainsi à préciser indirectement celle de son voisin insaisissable, l'étain 100 doublement magique. Cette prouesse expérimentale montre tout l'intérêt de la future installation S3 de SPIRAL2 au GANIL, où l'étain 100 pourra être étudié directement. Une équipe de physiciens de l’IN2P3 (IJCLab et CENBG) a fortement contribué à ce résultat tout juste paru dans Nature Physics.
Dans la série des noyaux qui passionnent les spécialistes de la physique nucléaire, l'étain 100 tient une place toute particulière. Chacune de ses couches successives de protons et de neutrons est parfaitement remplie. Cette configuration, baptisée doublement magique et qui ne concerne que quelques poignées de noyaux parmi les milliers connus, devrait lui conférer certaines propriétés remarquables comparé aux noyaux ayant un peu plus ou un peu moins de protons et neutrons. On s’attend ainsi à lui trouver un excès d’énergie de liaison, signe d’une plus grande stabilité, mais aussi des propriétés caractéristiques des gaz nobles, comme une énergie nécessaire pour produire une excitation plus importante ou encore un rayon de charge réduit, c’est à dire, une taille plus petite.
Autant de mesures attendues à la fois parce qu’elles permettront de mettre à l’épreuve le modèle classique de structure nucléaire, mais aussi parce qu’elles ont le potentiel d’aider à perfectionner les modèles dits ab initio, qui prennent en compte une interaction réaliste entre tous les nucléons pour reproduire et prédire le comportement du noyau. En effet l’étain 100, de par sa structure plus simple (dû à ses couches de protons et neutrons parfaitement remplies), fait partie des noyaux qui se trouvent à portée de ces simulations numériques extrêmement gourmandes en calcul. Il est même l’un des plus lourds noyaux dans ce cas.
Trop rare pour être étudié
A l’échelle du noyau, masse et énergie ne font qu’un. Autrement, dit mesurer précisément la masse d’un noyau renseigne directement sur l’énergie mobilisée dans sa cohésion interne. Une des clés de l’étude de l’étain 100 passe donc par la mesure très précise de sa masse. Cette dernière aurait été obtenue de longue date si cet isotope remarquable n’avait été si difficile à produire. « C’est un noyau qui n’existe pas à l’état naturel et qui, avec son nombre de protons équivalent à son nombre de neutrons, est à la limite de la stabilité, explique Vladimir Manea, chargé de recherche sur S3 au GANIL et coauteur de ce nouveau travail. Dès lors, il ne s’en produit qu’à un taux extrêmement faible dans nos expériences à ISOLDE, moins de 0.01 par seconde, trop peu pour espérer l’isoler et l’étudier. » Qu’à cela ne tienne, les physiciens et physiciennes ont imaginé des façons détournées de s’approcher des caractéristiques de l’étain 100. Voilà comment.
L’astuce consiste à mesurer la masse d’un noyau produit avec plus d’intensité et qui en plus se trouve relié à la masse de l’étain 100 par une décroissance radioactive. C’est le cas de l’indium100, qui est le produit de la désintégration beta de l’étain100 et qui est produit avec une intensité 10000 fois supérieure. Cette énergie de décroissance, déjà connue, il manquait encore, pour remonter à la masse de l’étain 100, la mesure de la masse de l’indium 100.
Un protocole inédit
L’équipe a mis en place pour cela un protocole inédit qui a été poussé à ses limites extrêmes. Le point de départ, relativement classique, est une cible fixe de lanthane, dont les noyaux (57 protons et 82 neutrons) sont déshabillés de leurs neutrons et protons par un faisceau de protons accélérés, afin qu’ils forment des noyaux d’indium 101, 100 et 99. Les isotopes d’indium sont extraits de la cible par chauffage à 2000°C puis isolés par plusieurs étapes de sélection, dont la dernière consiste à ralentir les ions, c’est-à-dire les mettre en paquets de très faible dispersion cinétique. Ensuite, pour la mesure de leur masse, il faut les forcer à faire une course de vitesse en faisant des aller/retours entre deux miroirs. Dans cette course, les noyaux les plus massifs se retrouvent à la traine, tandis que les moins massifs gagnent la tête du peloton. En somme les paquets s’étalent et la position de chaque noyau devient un indicateur très précis de sa masse. « Ce système de piège avec séparation par temps de vol a été mis en œuvre pour la première fois avec des isotopes radioactifs à ISOLDE au CERN il y a 10 ans par la collaboration ISOLTRAP, indique Vladimir Manea. Ce qui est critique ici, c’est que nous avons chronométré très finement l’expérience afin de pouvoir discerner jusqu’à l’énergie de liaison de chacun des isotopes. »
La masse de l’indium 100 maintenant bien établie, tout n’est pas réglé pour autant. L’énergie de décroissance, qui relie l’indium à l’étain, a été mesurée par deux équipes différentes et leurs résultats ne sont malheureusement pas concordants. « C’est une mesure compliquée qui donne des résultats entachés d’incertitude, précise Vladimir Manea. Mais en faisant des extrapolations avec les modèles, une des valeurs connues semble plus probable que l’autre. »
SPIRAL2 pourra mesurer directement sa masse
En attendant, le plus encourageant reste sans doute la réussite expérimentale de cette mesure et les perspectives qu’elle offre. Et pour cause, sur le faisceau de SPIRAL2 il sera possible de produire jusqu’à un noyau d’étain 100 par seconde. Un taux suffisant pour étudier le noyau en détails avec les futures installations S3 et DESIR, en cours de construction et attendues autour de 2024. S3 aura ainsi les mêmes capacités d’analyse qu’ISOLTRAP, notamment grâce au dispositif S3 LEB. Un dispositif capable de ralentir les noyaux d’abaisser leur énergie, de les sélectionner précisément avec un jeu de lasers et d’en mesurer, entre autre, directement la masse par temps de vol. DESIR, qui se place à la suite de S3, bénéficiera d’une batterie complète de détecteurs basse énergie pour accéder à des propriétés encore plus larges. En somme, ce résultat donne un petit avant-goût de la révolution qui se prépare actuellement au GANIL.
Référence de la publication : M. Mougeot et al., "Mass measurements of 99–101In challenge ab initio nuclear theory of the nuclide 100Sn", Nat. Phys. (2021).
A propos d’ISOLTRAP
ISOLTRAP est un équipement de la collaboration ISOLDE dédié à la spectrométrie de masse. Au cours de 35 ans d’activité, la masse de plusieurs centaines d’isotopes radioactifs y a été mesurée. Un nombre important de techniques de manipulation d’ions radioactifs y ont été développées et sont aujourd’hui reproduites dans plusieurs laboratoires internationaux de physique nucléaire.
Site internet d'ISOLTRAP.