Souleymane Kamara : « Il y a un réel changement dans la perception de la valorisation »
SERIE VALORISATION : EPISODE 2
Pour ce deuxième épisode de la série consacrée à la valorisation au sein de l'IN2P3, nous avons rencontré Souleymane Kamara, chargé de valorisation de la recherche scientifique à IJCLab. Il nous raconte son métier et sa passion pour aider les scientifiques à valoriser leurs découvertes.
Comment êtes-vous devenu responsable de la valorisation et innovation à IJCLab ?
J’ai fait une formation doctorale en physique des matériaux à Montpellier. Durant mon postdoc, avec mon équipe, nous avons déposé un brevet portant sur des capteurs magnétiques et nous avons cherché à le valoriser au travers de la création d’une start-up. L’expérience a duré environ trois ans, pendant lesquels j’ai acquis des compétences non scientifiques, liées à la valorisation, à la propriété intellectuelle, aux levées de fonds, à l’économie, au management, au marketing etc. Voilà comment je suis passé de chercheur en physique à un profil de responsable technique d’une Start-up. Malheureusement, le projet[SK1] n’a pas pu poursuivre son chemin. En cherchant à me réorienter j’ai découvert que le CNRS proposait un poste de responsable de valorisation où il y avait 50 % du temps consacré à une activité d’ingénieur de recherche en instrumentation scientifique et 50 % de valorisation des résultats de la recherche. J’ai donc passé le concours et je suis rentré au CNRS, à l’IPNO d’abord puis ensuite IJCLab après la fusion des différents labos d’Orsay.
Quand vous étiez chercheur, qu’est-ce qui vous a donné l’idée de faire de la valorisation à partir de vos travaux ?
Le brevet que nous avions déposé était en co-propriété avec un laboratoire sud-coréen qui avait déjà cette culture de la valorisation. Ils avaient par exemple déjà déposé des brevets.. Très tôt, il y a eu aussi une start-up Toulousaine et une grande entreprise française [SK2] qui nous ont rejoint. C’est en discutant, avec ces partenaires, de la stratégie de valorisation de ce brevet, qu’est arrivée assez rapidement l’idée de créer une start-up pour développer et commercialiser ces capteurs magnétiques, nous n’étions donc pas tout seul dans ce projet de valorisation.
En quoi consiste le travail d’un responsable de la valorisation ?
Ma première année a été quasiment entièrement consacrée à identifier les besoins du laboratoire afin de mieux accompagner des chercheurs dans leur volonté de valoriser. Aujourd’hui, je fais plusieurs choses. Notamment, je fais de la détection des innovations, c’est-à-dire que j’interviens très tôt dans les projets pour regarder comment ils sont montés et évaluer les potentielles retombées industrielles. Suivant les résultats, je peux faire des études de marché pour vérifier si un besoin existe et le cas échéant, j’incite les chercheurs ou chercheuses à déposer un brevet et protéger la propriété intellectuelle. C’est un point important, car les scientifiques ont tendance à publier très rapidement sans protéger au préalable leur propriété intellectuelle. Je fais d’ailleurs beaucoup de sensibilisation sur le sujet à travers des webinaires.
Quels autres aspects prenez-vous en charge ?
Il y a aussi un volet de recherche de financements selon le niveau de maturation du projet à valoriser. En d’autres termes, savoir identifier à qui s’adresser selon le niveau de maturité d’un projet afin d’avoir un financement sur mesure. Je fais aussi beaucoup de promotion dans des salons où nous présentons les expertises de nos plateformes de rechercher et les résultats de nos travaux. J’accompagne également les scientifiques sur le montage de projets de valorisation, car souvent ils ne savent pas trop comment s’y prendre pour la première fois et cela fait partie de mon travail que de les épauler. Pour cela, ils me donnent tout ce dont j’ai besoin au niveau scientifique et technique et moi je m’occupe du reste. Chaque jour je travaille sur une thématique différente, car nous avons 7 pôles de recherche. Je peux donc travailler autant sur de la physique nucléaire que sur de l’ingénierie. C’est ce qui fait que mes activités sont aussi diverses et c’est ce qui fait aussi que mon métier me plait autant.
Comment faites-vous concrètement pour détecter les innovations et imaginer les applications potentielles ?
En fait, ce n’est jamais moi qui détecte seul les applications potentielles. Je discute sans cesse avec les scientifiques, donc c’est un processus collectif. Dans certains domaines, comme la physique en santé, où les applications sont déjà nombreuses, les scientifiques sont même très au courant de ce qui se fait déjà. Mon rôle est alors d’aller voir directement des médecins ou des praticiens pour évaluer l’intérêt de l’innovation. Il peut en effet y avoir des décalages entre l’idée que se font les scientifiques de la valorisation de leurs découvertes et les véritables attentes du marché. En somme, j’estime l’impact des innovations, et c’est dans cette médiation entre le marché et les scientifiques que se situe véritablement ma valeur ajoutée. En faisant cela, je donne des indications aux chercheurs, qui peuvent réorienter leurs recherches pour mieux coller aux exigences attendues.
Comment faites-vous comprendre à vos interlocuteurs l’intérêt de la valorisation dans leur travail ?
Il y a une grande part de dialogue dans mon travail, car le principe de la valorisation ne va pas de soi. Cela dépend des profils, des individualités, des interlocuteurs. Ce que j’essaye de faire passer comme message, c’est de rappeler systématiquement quels sont les objectifs du CNRS. En effet, quand on entre au CNRS on n’insiste probablement pas assez sur les devoirs des chercheurs et chercheuses. Or, parmi les trois missions du CNRS, outre la production des connaissances, il y a la valorisation de ces connaissances pour participer au développement socio-économique de la France. C’est la deuxième mission principale du CNRS. C’est donc quelque chose d’important et cela, les scientifiques y sont assez peu sensibilisés. Moi-même je l’ignorais quand j’étais chercheur.
Y a-t-il des réticences de la part des scientifiques à faire de la valorisation ?
La principale réticence tient au manque de temps. A peine les scientifiques ont-ils fini un projet de recherche qu’ils doivent se reconcentrer pour trouver les financements du suivant. Mais c’est là que je joue un rôle important. Je dis aux chercheuses et aux chercheurs de continuer de travailler pour tout ce qui est scientifique et technologique et je prends en charge tout ce qui concerne la valorisation, y compris les aspects administratifs. Et pour achever de les convaincre, je leur rappelle l’intérêt financier que cela représente. Non seulement, l’inventeur d’une technologie est rémunéré directement à hauteur d’un certain pourcentage [SK3] des revenus liés à ses travaux. De plus, la part de ces mêmes revenus qui revient au laboratoire peut être directement réinjectée dans la recherche pour financer ses nouveaux projets.
Constatez-vous une évolution de la perception de la valorisation au sein d’IJCLab
Oui, il y a un réel changement ! J’ai vraiment vu une hausse de l’implication, des projets qui se montent rapidement. Pour les scientifiques déjà ouverts au principe, mais qui manquaient de temps et surtout de support, les choses ont pu aller très vite. Certains se sont même lancés dans des projets de collaboration de recherche avec des entreprises privées. Dans ce cas, le financement privé vient en soutien du projet de recherche et permet d’embaucher des doctorants ou post-doctorants.
Auriez-vous un exemple marquant de valorisation qui a fonctionné à IJCLab depuis votre arrivée ?
Oui, et j’en ai même plusieurs ! Par exemple, nous avons créé une start-up en 2021, l’entreprise Beams, qui travaille sur des thématiques de physique en santé. Cette start-Up développe un imageur portatif qui permet de détecter et localiser en temps réel la présence de cellules cancéreuses résiduelles lors de l’ablation d’une tumeur. Cette machine a donc une importance cruciale et les prototypes développés sont pour l’instant très prometteurs. Cette start-up a été lauréate du concours de l’innovation i-Lab 2023, a été présente à VivaTech et elle fait désormais partie des 100 entreprises où investir selon le magazine Challenge et première start-up de la MedTech. L’autre exemple est un transfert de savoir-faire autour des accélérateurs de particules avec une entreprise française. En effet, dans le domaine des accélérateurs, IJCLab a développé et accumulé un savoir-faire unique autour de la conception, des tests, et de l’assemblage dans des milieux ultra propres de certains équipements scientifiques de pointes. Or vu qu’il y a de plus en plus de projets de construction d’accélérateurs de particules dans le monde, il y a un besoin croissant de ce savoir-faire. Après deux ans de discussions nous avons réalisé un transfert de nos connaissances vers cette entreprise. L’intérêt pour le laboratoire est triple. Ce transfert permet aux ingénieurs et techniciens de se dégager du temps pour la recherche et de développement qui était avant consacré à la ‘‘production’’ en série de ces équipements. Il y a aussi un intérêt financier lié à l’exploitation de ce savoir-faire par l’entreprise, qui permettra à moyen et long terme de financer des projets de recherches du laboratoire. Enfin, ce transfert permet aussi de renforcer la compétitivité des entreprises françaises.
Quelle serait votre « valorisation idéale » au sein de l’IJCLab ?
Évidemment, je souhaiterais que les équipes de scientifiques puissent valoriser davantage. On incite les chercheurs à créer des start-up, à valoriser leurs travaux, mais il faut rappeler que tout cela est récent ! Il y a une vingtaine d’années par exemple, il était interdit pour un chercheur ou une chercheuse de créer une start-up tout en restant au CNRS.
L’idéal serait qu’il y ait plus de financements pour valoriser des projets « à risques », car pour un projet qui perce, il y en a beaucoup qui ‘‘échouent’’ du point de vu marché et business. Il faudrait aussi prendre en compte les aspects valorisation et innovation dans l’évaluation des carrières des chercheurs. Cela lèverait bien des réticences à se lancer.