Le surprenant ballet de neutrons de l’oxygène-28

Résultats scientifiques Physique nucléaire

La stabilité d’un noyau atomique peut se mesurer par l’énergie nécessaire pour déloger ses nucléons (protons et neutrons) des orbitales les plus externes. Dans les noyaux dits magiques, dont les orbitales sont entièrement peuplées, l’énergie nécessaire est en général plus grande. L’un d’eux, l’oxygène-28 semble cependant échapper à cette règle. Une équipe de la collaboration SAMURAI21-NeuLAND a démontré, à travers l’étude d’un noyau très proche, le fluor-30, que ce noyau n’est finalement pas magique et que ses nucléons n’y sont pas maintenus plus fermement.  A la place s’installe un régime de superfluidité, où les neutrons sautent sans effort entre des orbitales enchevêtrées.

Depuis qu’ils ont relevé le défi d’étudier l’oxygène-28, les scientifiques de la collaboration SAMURAI au Japon et à laquelle participent des physiciens et physiciennes de l’IN2P3 (1), vont de surprise en surprise. La dernière en date n’est pas des moindres. Ce noyau, composé de 8 protons et 20 neutrons, est particulièrement intéressant car, malgré ses caractéristiques intrinsèques, qui devraient faire de lui un noyau « magique », soit plus stable que ses voisins, il s’avère hautement instable : sa durée de vie ne dépasse pas 10-20 secondes. Les physiciens ont donc cherché à mieux comprendre son fonctionnement intrinsèque afin d’évaluer si oui ou non, il devait être considéré comme magique. Et ce qu’ils ont trouvé est très intéressant. La victoire de l’instabilité est due à un rapprochement des orbitales dans lesquelles sont rangés les nucléons, ce qui permet l’installation d’un régime de superfluidité. Superfluidité ? Pour bien comprendre ce phénomène, replongeons dans les bases de la physique nucléaire.

Dans les noyaux atomiques la règle veut que lorsque l’un d’eux a pile le nombre de nucléons pour compléter ses orbitales, il est plus stable et on le dit magique. Cet effet sera par ailleurs décuplé si ce remplissage optimal concerne à la fois protons et neutrons. On parle alors de noyau doublement magique. L’oxygène-28, avec ses 8 protons et ses 20 neutrons, fait partie de cette super-catégorie et à ce titre il devrait, en théorie, avoir une stabilité renforcée. Mais une autre règle tout aussi implacable de la physique nucléaire agit en sens inverse. Cette fois c’est la différence entre nombre de protons et nombre de neutrons qui joue. Les noyaux les plus stables en possèdent une quantité sensiblement identique. Mais à mesure qu’une différence se creuse, les noyaux sont de moins en moins stables. Avec 20 neutrons et 8 protons, l’oxygène-28 a une très forte tendance à l’instabilité. Et au final il n’y a pas photo : avec sa durée de vie infime, force est de constater que les règles de l’instabilité règnent en maître. Restait à savoir pourquoi.

Pour sonder la magicité de l’oxygène-28, les scientifiques vont chercher à comparer l’énergie nécessaire pour arracher un neutron à l’oxygène-28 avec celle nécessaire pour faire de même avec l’oxygène-29, qui possède un neutron de plus. L’idée étant que l’oxygène-28, magique, devrait retenir plus fermement ses neutrons que l’oxygène-29. Cependant, la durée de vie ultra courte de ces deux isotopes et surtout le mode de décroissance de l’oxygène-29 rendent ce test extrêmement difficile. Les scientifiques de la collaboration SAMURAI21-NeuLAND ont donc proposé de contourner le problème en étudiant des noyaux très proches en nombre de nucléons, comme le fluor-30 (9 protons, 21 neutrons) et le fluor-29 (9 protons, 20 neutrons). La proximité entre les deux éléments permet en effet d’extrapoler le résultat des isotopes de fluor à ceux de l’oxygène. Les mesures obtenues sont sans appel : l’énergie nécessaire pour éjecter un neutron à chacun des deux isotopes du fluor est comparable, ce qui prouve que la configuration « magique » et stabilisante à 20 neutrons n’existe plus.

 « Nous estimons que dans cette configuration, impliquant des noyaux très peu liés et très instables, les orbitales bien distinctes que l’on retrouve d’ordinaire laissent place à un enchevêtrement d’orbitales entre lesquelles les neutrons peuvent circuler librement, explique Olivier Sorlin, chercheur au GANIL et ayant participé à l’étude de SAMURAI21-NeuLAND. Ce nouveau régime qui s’installe est probablement celui de la superfluidité, où les neutrons s’apparient entre eux et sautent d’une orbite à l’autre de manière indifférenciée. Dans ce contexte, les règles de la magicité, déterminées par la complétude ou non de certaines orbitales, ne s’appliquent plus. C’est pourquoi l’oxygène-28 n’est pas magique ».

Graphique Sn Fluor
Graphique présentant l’évolution de l’énergie de séparation (Sn) du dernier neutron des isotopes du Fluor. Les oscillations de la courbe sont dues au fait que, les neutrons évoluant par paires, cette énergie est systématiquement supérieure chez les isotopes contenant un nombre pair de neutrons que chez ceux hébergeant un nombre impair : arracher un neutron isolé demande moins d’énergie. Entre le fluor-29 et le fluor-30, on voit que ces oscillations restent constantes. Ceci prouve que les orbitales neutrons sont bien entremêlées. La présence du nombre magique N=20 aurait induit une chute de Sn entre le fluor-29 et le fluor-30.

Mais les surprises ne s’arrêtent pas là. S’il s’agit de la première fois qu’un régime de superfluidité serait observé pour des noyaux exotiques, les scientifiques ont aussi pu faire une autre constatation troublante. « Nous pensions jusqu’alors que l’appariement des neutrons dans un contexte de superfluidité s’effectuait dans le noyau atomique seulement sur de longues distances, lorsque les deux neutrons d’une paire se trouvent dans des régions éloignées du noyau, continue Olivier Sorlin. Or, les modèles théoriques qui reproduisent les résultats expérimentaux des noyaux de fluor et d’oxygène proposent que les paires de neutrons soient beaucoup plus proches. Si ce résultat venait à être confirmé par les nouvelles expériences plus spécifiques, prévues par la collaboration SAMURAI, cela rebattrait les cartes en matière de superfluidité ». On le comprend, avec cette apparition surprise de la superfluidité en lieu et place de la magicité, la collaboration SAMURAI a ouvert la voie à une nouvelle quête passionnante.

Contact

Olivier Sorlin
Chercheur en physique nucléaire au GANIL
Emmanuel Jullien
Responsable du service communication de l'IN2P3
Marcella Grasso
Directrice adjointe scientifique "Nucléaire et structure du nucléon"