Une expérience évalue avec une précision inédite l’espace occupé par un neutrino

Résultats scientifiques Physique des neutrinos

Comme toutes les particules du monde quantique, un neutrino peut se trouver en une multitude de points différents dans un espace donné. Mais du fait de son « insaisissabilité », poser des limites physiques directes à cet espace relevait du vœu pieux. Une équipe internationale de scientifiques, à laquelle participent des chercheurs du LPC Caen, a pourtant réalisé l’impossible en posant une limite inférieure stricte à cet espace – la fonction d’onde du neutrino. Ils ont pour cela étudié la désintégration d’un atome de béryllium piégé dans un détecteur basé sur des jonctions tunnel supraconductrices. Un exploit qui lève un peu plus le voile sur cette particule méconnue, et qui permettra d’affiner l’interprétation des données récoltées par les futurs détecteurs de neutrinos.

Les neutrinos ont bien mérité leur réputation d’espèce insaisissable. Pour avoir une chance sur deux d’arrêter un neutrino dans sa course à travers le cosmos, il faudrait en effet qu’il traverse un mur de plomb épais d’une année-lumière. Les scientifiques de la collaboration BeEST (Beryllium Electron capture in Superconducting Tunnel junctions Experiment) n’avaient pas cela sous la main, mais avec seulement quelques atomes de béryllium-7 et une poignée de petits détecteurs novateurs, l’équipe internationale – à laquelle participe le LPC Caen – est parvenue à poser de premières limites spatiales directes à la fonction d’onde du neutrino, soit l’équivalent de l’espace occupé par un neutrino dans l’espace quantique. Cette mesure d’une propriété du neutrino, réalisée dans le cadre d’une manipulation expérimentale au laboratoire national Lawrence Livermore (Etats-Unis) est aussi riche en implications théoriques que technologiques : elle permettra d’éclairer les observations des futurs grands détecteurs de neutrinos et constitue une consécration des jonctions tunnel supraconductrices, la technologie de détection ayant permis ce résultat. 

Pour comprendre la portée de ce résultat publié dans la revue Nature, il faut revenir aux bases de la mécanique quantique, et notamment au principe de fonction d’onde. Dans le monde de l’infiniment petit, où les particules ne sont pas présentes en un seul point mais ont une probabilité de se trouver en une infinité de points simultanément, cette fonction décrit la zone dans laquelle il est probable de trouver une particule donnée. Si les limites physiques de cet espace sont connues pour la majorité des particules du Modèle standard de la physique des particules, ce n’est pas le cas des neutrinos qui n’interagissant que très faiblement avec la matière et échappent très souvent aux tentatives de mesure de leurs propriétés. Des décennies d’observations indirectes de neutrinos issus de réacteurs n’avaient jusqu’à présent abouti qu’à des contraintes très vagues aux limites spatiales de la fonction d’onde du neutrino, avec une dispersion de plus de 13 ordres de grandeur entre les données expérimentales. Pour y voir plus clair, les scientifiques de BeEST ont choisi de changer de méthode en se penchant sur l’environnement direct du neutrino dans le contexte d’une réaction bien particulière : la capture électronique. 

Au cours de cette réaction, un noyau (en l’occurrence, du béryllium-7) se désintègre en absorbant un électron, générant un atome de lithium-7 et un neutrino aux niveaux d’énergie liés : mesurer l’énergie de l’un permet de dériver l’énergie de l’autre. Or, en vertu du principe d’incertitude d’Heisenberg, il est possible d’obtenir des informations sur l’incertitude de la position d’une particule en mesurant son énergie. La collaboration BeEST a mis ces deux informations bout à bout pour tracer sa feuille de route. Encore restait-il à s’affranchir des contraintes technologiques : bien que plus facilement détectables que des neutrinos, les atomes de lithium-7 produits par la réaction, de l’ordre de la dizaine d’électronvolts, sont bien trop peu énergétiques pour être captés par des détecteurs conventionnels. 

« Nous avons eu la chance de travailler avec des jonctions tunnel supraconductrices, des détecteurs de la taille d’une puce dans lesquels les atomes de béryllium sont emprisonnés par les parois microscopiques d’un matériau supraconducteur à froid. En interagissant avec la matière du détecteur, le lithium produit par la réaction brise des paires de Cooper, les liaisons électroniques propres à la supraconductivité, trahissant leur présence et leur niveau d’énergie, explique Leendert Hayen, chercheur au LPC Caen. Pour mettre en œuvre cette méthode, BeEst a pu s’appuyer sur les synergies entre les grandes institutions de cette collaboration à dominante nord-américaine. Les atomes de béryllium ont été implantés dans le détecteur au laboratoire TRIUMF, à Vancouver, avant d’être acheminés au laboratoire national Lawrence Livermore, en Californie, pour le refroidissement et la prise de données. 

Les analyses sont sans appel :  en relevant la dispersion de l’énergie du lithium-7 intriqué à un neutrino, l’expérience pose une limite inférieure à la largeur spatiale de la fonction d’onde du neutrino à 6 picomètres, contraignant considérablement cette valeur vis-à-vis des précédentes estimations. Cette mesure participe à définir les contours d’une particule toujours méconnue. Mais ces nouvelles contraintes permettront également d’interpréter avec plus de justesse les données récoltées par les futurs grands détecteurs de neutrinos, tels que DUNE et JUNO, notamment dans ce qu’ils nous diront des oscillations des neutrinos, ce phénomène par lequel un même neutrino change naturellement de saveur (entre les trois générations connues, soit électronique, muonique et tauique) pendant sa propagation. 

Par ailleurs, ce résultat met en lumière les potentialités élevées des jonctions tunnel supraconductrices, une technologie encore récente mais prometteuse. « Nous n’aurions pas pu espérer mesurer la très faible énergie du lithium-7 sans un détecteur offrant à la fois une telle précision et une telle réactivité. Ce succès nous donne confiance dans nos projets d’utiliser cette technologie pour la détection d’isotopes à courte durée de vie, en les amenant dans des centres comme le GANIL. Nous pensons qu’ils pourront changer la donne en ce qui concerne les tests du modèle standard ou l’observation d’interactions exotiques », termine Leendert Hayen. 

Contact

Leendert Hayen
Chercheur au LPC Caen
Marcella Grasso
Directrice adjointe scientifique "Nucléaire et hadronique"
Thomas Hortala
Chargé de communication