Première : une expérience parvient à mesurer la probabilité de désexcitation d’un noyau par émission d’un neutron

Résultats scientifiques Physique nucléaire

Pour mieux comprendre les processus à l’œuvre au cœur d’une étoile ou d’un réacteur nucléaire, il est nécessaire de connaître avec une grande précision le comportement de tous les noyaux atomiques en présence. Une équipe de scientifiques menée par le LP2IB a récemment fait un grand pas dans ce sens en mettant au point un protocole expérimental permettant de déterminer avec quelle probabilité un noyau lourd va se désexciter en émettant un neutron. L’astuce : les scientifiques ne se focalisant pas sur le neutron lui-même – trop difficile à détecter – mais sur le noyau résiduel issu de la réaction. D’une efficacité et une précision remarquables, ce protocole pourra être reproduit sur un grand nombre de noyaux lourds.

Mesurer la probabilité qu’un noyau lourd émette un neutron… sans s’intéresser au neutron. C’est le défi que s’est lancé une équipe de scientifiques internationaux pilotée par le LP2IB, auprès de l’anneau de stockage expérimental (ESR) de l’installation GSI/FAIR, en Allemagne. En se focalisant sur le plomb 208, un isotope stable du plomb, la collaboration est parvenue à concevoir et mettre en œuvre un protocole expérimental permettant de quantifier la probabilité de ce phénomène – l’émission de neutron par un noyau lourd excité – pour la première fois en laboratoire. 

Les noyaux lourds créés lors de réactions nucléaires naissent généralement dans un état excité : ils revêtent un excès d’énergie interne. Cette énergie d’excitation est ensuite libérée soit par l’émission de rayonnements gamma, soit par celle d’un neutron, dans des proportions qui diffèrent pour chaque noyau. Connaître la probabilité qu’un noyau se désintègre en émettant un neutron en fonction de son énergie interne est essentiel pour les scientifiques, en cela que cette valeur détermine quels noyaux seront produits dans les étoiles comme dans les réacteurs nucléaires. Mais mesurer cette probabilité n’est pas une mince affaire : les neutrons sont produits avec des énergies très différentes et, en l’absence de charge électrique, sont notoirement difficiles à détecter par le biais des techniques de détection classiques. Conséquence : la variation de la probabilité qu’un noyau excité émette un neutron avec son énergie d’excitation n'a jamais été mesurée expérimentalement. 

C’est pourquoi l’équipe de scientifiques internationaux a choisi de contourner le problème. Plutôt que de tenter de détecter le neutron émis par le noyau, les physiciennes et physiciens ont cherché à détecter le noyau résiduel produit après l’émission du neutron. Mais détecter un tel noyau n’a rien d’évident non plus. En effet, dans des expériences standard l’énergie cinétique des noyaux lourds résiduels formés après l'émission de neutrons est trop faible pour qu'ils puissent s'échapper de l'échantillon, rendant leur détection impossible. Pour arriver à leurs fins, le groupe de scientifiques a donc dû ruser et employer les grands moyens, soit l’accélérateur de GSI/FAIR, et son anneau de stockage expérimental d’ions lourds.  

La figure "fig_3Dring" représente l'anneau de stockage. On voit les dipoles magnétiques en orange. La partie inférieure montre la portion de l'anneau où nos détecteurs ont été installés. Les trajectoires des hydrogènes ou protons diffusés, du faisceau et des résidus lourds formés après emission gamma et après l'émission de neutrons sont représentées par les flèches rose, noire, bleue et verte, respectivement.
L'anneau de stockage de GSI/FAIR. Les dipôles magnétiques y sont représentés en orange. La partie inférieure montre la portion de l'anneau où nos détecteurs ont été installés. Les trajectoires des hydrogènes ou protons diffusés, du faisceau et des résidus lourds formés après émission gamma et après l'émission de neutrons sont représentées par les flèches rose, noire, bleue et verte, respectivement.

« Pour cette première expérience, nous avons décidé de nous concentrer sur le plomb 208, un isotope stable du plomb, que nous avons complètement ionisé et accéléré avant de l’injecter dans l'anneau de stockage de GSI/FAIR, explique Beatriz Jurado. Dans cet anneau, les noyaux de plomb tournent à grande vitesse et passent à plusieurs reprises à travers une cible d'hydrogène gazeux de très faible densité. Les collisions avec l’hydrogène excitent les noyaux lourds et diffusent l’hydrogène, que nous pouvons ensuite détecter. Cette détection nous permet ensuite de déterminer le niveau d’excitation des noyaux lourds ». 

Grâce à leur énergie cinétique élevée, les noyaux lourds résiduels formés après la désexcitation peuvent quitter la zone de la cible gazeuse et traverser l'un des aimants dipolaires de l’anneau. Du fait de l’écart infime entre leurs masses, les noyaux ayant émis un neutron et ceux ayant généré un rayonnement gamma suivent une trajectoire légèrement différente à travers l’aimant, pour finir leur course dans des régions distinctes du détecteur placé à la sortie de l’aimant. Il ne reste plus qu’à compter les noyaux dans chaque région pour retrouver la probabilité d’émission de neutrons par les noyaux lourds. 

La figure "fig_results"représente la position des noyaux résiduels lourds mesurés dans le détecteur placé après l'aimant dipolaire dénommé « détecteur de noyaux résiduels lourds » dans la figure précédente. Les résidus lourds formés après l'émission de neutrons sont sur la bosse de droite très bien séparés des résidus lourds formés après l'émission gamma, qui sont sur la bosse de gauche.
Le graphique représente la position des noyaux résiduels lourds mesurés dans le détecteur placé après l'aimant dipolaire dénommé « détecteur de noyaux résiduels lourds » dans la figure précédente. Les résidus lourds formés après l'émission de neutrons se trouvent sur la bosse de droite, très bien séparés des résidus lourds formés après l'émission gamma, sur la bosse de gauche.

« Le saut méthodologique que nous avons réalisé est énorme, puisque nous sommes passés d'une situation où il n'était pas possible de mesurer la probabilité d'émission de neutrons à une situation où nous pouvons la mesurer avec une efficacité de 100 % », souligne Beatriz Jurado. Après cette première manipulation sur un noyau de plomb stable, cette technique pourra servir à mesurer la probabilité d'émission de neutrons de noyaux radioactifs instables, plus difficiles à étudier en laboratoire, et dont l’analyse pourrait lever certains mystères de l'astrophysique nucléaire, et ouvrir la voie à de nouvelles applications en matière de technologie nucléaire.  

Ce travail a été soutenu par le Conseil européen de la recherche (ERC) dans le cadre du programme de recherche et d'innovation Horizon 2020 de l'Union européenne (bourse ERC-Advanced NECTAR, convention de subvention n° 884715), par le programme Prime 80 du CNRS et par la collaboration GSI/IN2P3 19-80.

Les publications scientifiques

Ces résultats ont fait l’objet de deux publications scientifiques : 

Contact

Beatriz Jurado
Chercheuse au Centre d'Etudes Nucléaires de Bordeaux-Gradignan (CENBG)
Marcella Grasso
Directrice adjointe scientifique "Nucléaire et hadronique"
Thomas Hortala
Chargé de communication