La collaboration LHCb observe une asymétrie chez une particule à trois quarks
La désintégration du baryon Λb0 (lambda b), une particule composée de trois quarks, comme les protons et les neutrons, produit de nouvelles particules de matière et d’antimatière (équivalent d’une particule de matière mais de signe opposé) dans des proportions légèrement différentes, alors que l’on aurait pu s’attendre à une égalité parfaite. Cet écart, mesuré par l’expérience LHCb au CERN, est le premier du genre constaté sur des baryons, les particules contenant trois quarks. Il pourrait aider à expliquer pourquoi l’antimatière semble quasi absente de notre Univers.
Pourquoi l’antimatière, une substance composée de particules identiques à celles qui composent la matière qui nous entoure, mais de charge opposée*, semble être quasi absente de l’Univers ? Ces particules sont pourtant produites en quantités égales à la matière dans les collisionneurs de particules des scientifiques et, théoriquement, le Big Bang aurait dû en faire de même. L’explication la plus plausible serait qu’il existerait de légères différences dans le comportement de la matière et celui de l’antimatière. De tels déséquilibres sont documentés depuis longtemps pour des mésons, des particules composites instables composées de 2 quarks, les particules élémentaires qui composent également nos protons et nos neutrons. Mais les très faibles écarts constatés ne suffisent pas à expliquer l’absence d’antimatière dans l’Univers. Dans une étude tout juste rendue publique, le CERN révèle l’observation d’une nouvelle rupture de cette symétrie dans le cas d’un baryon, autrement dit une particule à trois quarks, de la même famille que les neutrons et les protons qui constituent les noyaux atomiques, élargissant le nombre de particules manifestant cette asymétrie entre matière et antimatière. Stéphane Monteil, chercheur au LPCA ayant participé au résultat, donne son éclairage sur cette observation.
Quel est le contexte scientifique de l’observation de LHCb ?
Les premières failles dans la symétrie CP ont été observées en 1964 dans le mélange de mésons contenant des quarks dits étranges. Ces asymétries ont ensuite été expliquées par le Modèle Standard de la physique des particules, et cette découverte a même contribué à la construction de ce modèle en prédisant l’existence de trois générations (familles) de quarks. Mais depuis cette date, les asymétries semblaient conscrites aux mésons. Nous n’en avions en tout cas jamais observées chez les baryons.
Comment la violation de symétrie CP s’est-elle manifestée au cœur du détecteur LHCb ?
Nous étudions, depuis les débuts de l’expérience LHCb, les désintégrations des baryons et des anti-baryons beaux (contenant un quark bottom ou « beau ») vers des saveurs de quarks plus légères. Pour cette observation, nous nous sommes concentrés sur la particule Λb0, un baryon hébergeant un quark up, down et bottom, et son antiparticule. Ces espèces extrêmement instables ne se retrouvent pas dans la nature. Elles sont en revanche produites, en quantités presque égales, par les collisions de protons du LHC avant de se désintégrer quasi immédiatement. Nous avons cherché à comparer la probabilité de désintégration de la particule Λb0 vers son état final (quatre particules chargées) à la probabilité de désintégration de son antiparticule vers un même état final mais avec des charges électriques opposées (symétrie CP). Dans l’hypothèse d’une symétrie parfaite, ces probabilités auraient dû être les mêmes, or, les probabilités que nous avons mesurées sont bien différentes !
Quelles sont les implications de cette observation pour la théorie ?
Le Modèle Standard de la physique des particules contient un paradigme unique (dit de Kobayashi et Maskawa) qui autorise particules et antiparticules à se comporter légèrement différemment dans le contexte de l’interaction faible, soit l’interaction gouvernant la désintégration des particules observées par LHCb. Le modèle en vigueur décrivant cette interaction n’est donc pas remis en question par cette première observation de brisure de symétrie matière-antimatière dans les désintégrations de baryons.
Quelles sont les conséquences de cette observation vis-à-vis de l’asymétrie observée entre matière et antimatière dans l’Univers ?
L’existence d’une violation de CP dans les baryons était attendue, nous l’avons vérifiée expérimentalement. Mais nous savions aussi que, dans les taux autorisés par le modèle standard, cette violation ne suffirait pas à expliquer l’asymétrie entre matière et antimatière dans l’Univers. Ce résultat nous invite donc d’abord à continuer l’exploration. Tout d’abord, nous ne sommes pas encore capables de prédire avec exactitude la valeur de l’asymétrie dans la désintégration du baryon, car elle est également corrélée à l’interaction forte, une autre interaction fondamentale en physique des particules qui accompagne la désintégration du baryon et qu’il est difficile de calculer. Du point de vue expérimental, il faudra donc continuer à améliorer notre statistique en collectant plus de données pour y voir plus clair et explorer de nouvelles désintégrations de baryons. Ensuite, elle nous pousse à chercher de nouvelles brisures de symétrie dans d’autres systèmes.
Comment être certain qu’il ne s’agisse pas d’une incertitude statistique ?
La production de plus de mille milliards de paires de quarks beaux a été nécessaire pour obtenir une différence significative, sans ambiguïté. En physique des particules, on considère qu’un phénomène est observé si la probabilité d’une hypothèse statistique alternative est plus petite qu’une chance sur 10 millions. Ce seuil, le fameux seuil des « 5 sigmas », a bien été atteint pour cette observation.
L’obtention de données aussi solides portant sur une désintégration extrêmement rare est en soi une prouesse expérimentale.
Quelles sont les prochaines étapes pour LHCb suite à cette observation ?
Suite à cette prouesse, LHCb va suivre le chemin d’une exploration systématique des désintégrations de baryons. Pour y parvenir, la collaboration va continuer à augmenter les performances du détecteur pour améliorer la statistique. Il faut savoir que LHCb a enregistré en un an autant d’événements de physique que depuis le début de son opération grâce à une jouvence du détecteur pour le troisième Run du LHC. Une seconde jouvence est envisagée pour la phase de haute-luminosité du LHC après 2034 et nous espérons augmenter la statistique accumulée pour le nouveau résultat par un facteur 30.
Quel rôle a joué le LPCA dans ce résultat ?
Cette observation par LHCb est un motif de fierté pour le laboratoire. Nous l’avons dit, la collecte d’autant de données relatives à des désintégrations très improbables est un exploit scientifique et technologique de la collaboration. Ce résultat a bénéficié d’un effort d’une quinzaine d’années d’analyse avec le développement, initié au LPCA, de lignes de sélections des modes de désintégrations, qui permettent à la collaboration de trier et de conserver les données intéressantes parmi plus de 40 millions d’interactions différentes au cœur du détecteur. Ce dernier résultat est donc, entre autres, une consécration pour le travail de longue date du laboratoire sur l’instrument et sur cette physique en particulier.
L’observation, annoncée par la collaboration lors des rencontres de Moriond le 24 mars 2025, fait l’objet d’une prépublication sur le site de dépôt Arxiv, qui a été soumise au journal scientifique Nature.
*L’électron d’antimatière, le positron, est par exemple un électron positif.