Entretien avec Michel Spiro : "Avec une gamme d’énergie de 10 à 100 MeV et à plus long terme une sonde à électrons, le GANIL aurait un positionnement unique comparé aux autres grandes installations mondiales sondant la matière nucléaire"
En septembre 2019, Antoine Petit, PDG du CNRS et François Jacq, administrateur PDG du CEA, ont missionné Michel Spiro, physicien, chercheur honoraire au CEA et au CNRS, ancien président du conseil du CERN et ancien directeur de l’IN2P3, pour rassembler un comité d’experts pour effectuer une analyse indépendante du positionnement scientifique et technologique du GANIL. Ce rapport est maintenant public. Il est disponible sur le site du GANIL. Michel Spiro revient sur les principales conclusions de son rapport.
Qu’est-ce qui a déclenché la demande de ce rapport ?
Il y avait une interrogation sur le futur à long terme du GANIL. Le CEA et le CNRS, qui en sont les deux organismes co-responsables, voulaient savoir comment cette installation pourrait se positionner : doit-elle se limiter à être un fleuron régional, conserver son importance nationale, devenir une infrastructure européenne ou même internationale ? Par ailleurs, le GANIL doit-il rester focalisé sur la physique pure, la physique fondamentale, ou s’ouvrir plus largement à l’interdisciplinaire. Il m’a été recommandé de former un comité d’experts avec quelques noms que j’ai élargi pour y intégrer des personnalités scientifiques surtout européennes, mais aussi des États-Unis, de Russie et d’Asie.
Quel a été le processus suivi pour arriver à ce rapport final ?
J’ai choisi un processus bottom-up qui a consisté à demander début 2020 à l’ensemble de la communauté nationale et internationale utilisatrice du GANIL (600 personnes) de faire remonter des idées. Nous avons eu une cinquantaine de retours produits par des individus et des groupes. Le comité à élagué une à une les propositions pour au final n’en retenir plus que 6 qui ont été creusées et étayées par des groupes de travail. A partir de fin 2020, avec l’ensemble des retours nous avons commencé à converger progressivement vers un premier draft qui a été finalisé en juillet 2021. Le rapport final a quant à lui été rendu à noël 2021.
A quelles conclusions êtes-vous arrivés ?
Le rapport propose une évolution en 3 phases. Pour la première, à l’horizon 2035, nous reprenons les développements déjà engagés dans le cadre de la phase 1 de SPIRAL2, c’est-à-dire S3, DESIR, l’injecteur A/Q=7 (NEWGAIN), tout en modernisant les faisceaux des cyclotrons. L’enjeu principal ici sera de disposer de la main d’œuvre suffisante pour faire fonctionner de manière optimale l’ensemble des composantes du GANIL. Ensuite, pour la période 2035-2045, il y a une phase 2 qui implique de réelles nouveautés, avec l’installation d’un réaccélérateur d’ions à 100 MeV et la construction d’un nouveau bâtiment semblable mais remis à jour avec ce que l’on sait aujourd’hui, à ce qui était prévu pour SPIRAL2 phase 2.
Quelles nouvelles opportunités scientifiques apporteraient ces nouveautés ?
Le réaccélérateur CIME actuel monte à 10 MeV. Notre idée est de monter jusqu’à 100 MeV, à une énergie disponible nulle part ailleurs dans le monde et avec laquelle nous pourrons étudier le comportement de la matière nucléaire des noyaux exotiques, ce que les physiciens appellent leur équation d’état. Il sera possible ainsi de simuler les conditions des étoiles à neutron et de les confronter aux mesures fournies par les détecteurs d’ondes gravitationnelles. Pour ça, nous pouvons nous appuyer sur le savoir-faire d’ARCHADE, l’accélérateur d’ions local destiné à la radiothérapie, qui prévoit de porter des ions carbones jusqu’à plus de 100 MeV. Cette technologie d’accélération pourrait être adaptée rapidement pour accélérer des noyaux plus lourds. D’autres manière de faire sont aussi possibles et ont été étudiées.
Que contiendrait le nouveau bâtiment SPIRAL2 Phase 2 ?
L’idée est de repartir du projet initial qui vise à produire des noyaux exotiques riches en neutrons en envoyant le faisceau de deutons du LINAC sur une cible d’uranium, mais d’y ajouter une nouvelle technique de production d’ions sur cible gazeuse, une méthode nouvelle et efficace qui bénéficierait des faisceaux uniques du LINAC. Et aussi d’ajouter une machine à électrons pour faire de la photofission sur des cibles d’Uranium fines. Les noyaux produits en grandes quantités seront ensuite acheminés pour être étudiés dans la salle DESIR ou réaccélérés pour en mesurer les propriétés comme l’équation d’état.
Qu’est-ce qui est prévu ensuite pour la phase 3 ?
La phase trois est un projet unique et lointain. On parle d’un horizon à 2050 et au-delà. Il s’agit de construire une machine à électrons de grande intensité pour envoyer un faisceau vers les pièges à noyaux lourds de la salle DESIR. Cette technique permettrait de faire de la tomographie par électrons et d’étudier dans les noyaux la distribution des charges électriques (par exemple la distribution des protons dans ces noyaux exotiques). C’est une idée du comité que j’avais aussi en tête moi-même, mais c’est un défi gigantesque car il faut arriver à produire un faisceau d’électrons qui combine finesse et intensité à des niveaux jamais atteins pour parvenir à produire suffisamment d’interactions avec les noyaux piégés. Ce projet est donc une avenue complètement nouvelle, mais c’est aussi un défi gigantesque.
Y-a-t-il une part consacrée à l’interdisciplinaire ?
A la demande de la communauté, nous avons en effet inclus des dispositifs pour produire des radio-isotopes pour les applications médicales, une source de neutrons froids pour faire de la radiographie, un dispositif d’étude du comportement des matériaux sous irradiation associé. Nous avons choisi de les dispatcher dans l’ensemble du complexe auprès des machines les plus adaptées, plutôt que de créer un hall interdisciplinaire. A la fois pour maximiser les performances et minimiser le coût.
Quel est le coût estimé de l’ensemble du projet ?
Nous ne l’avons pas estimé, mais nous sommes sur une opération de l’ordre de plusieurs centaines de millions d’euros. Pour faire face à un tel investissement, il faudra que le GANIL modifie sa gouvernance et qu’il constitue un consortium international. Mais il y a un réel intérêt à suivre cette voie. Avec une gamme d’énergies de 10 à 100 MeV, le GANIL aurait un positionnement unique comparé aux autres grandes installations mondiales que sont FAIR (GeV), ISOLDE (noyaux piégés), Brookhaven (centaine de GeV), DUBNA qui se concentre sur les super-lourds, etc.
Quel accueil le rapport a-t-il reçu des tutelles du GANIL ?
Une réunion est prévue début mai avec le CNRS et le CEA pour en parler. Mais il y a un contexte plutôt favorable qui me pousse à la confiance. Le nucléaire est une priorité réaffirmée en France, ce qui suppose une continuité entre la recherche et l’industrie nucléaire, de former des doctorants et d’avoir les meilleurs au niveau international. GANIL pourrait accompagner cette priorité. La commission européenne a également retenu le nucléaire comme énergie verte dernièrement. L’Allemagne, qui rencontre des difficultés avec le projet FAIR, pourrait également devenir un partenaire de GANIL dans le cadre d’une meilleure coordination entre les deux pays. Enfin le GANIL bénéficie d’une dynamique régionale unique en Europe avec la proximité du site EDF de Flamanville, du site de retraitement des déchets de la Hague ou encore de la base de sous-marins nucléaires de Cherbourg. Nous avons, réunis dans une même région, un point d’excellence mondial de l’Europe en nucléaire civil et militaire.
En savoir plus :
Consulter le rapport des experts internationaux (PDF) : Expert Committee Vision for the future of GANIL. December 24th, 2021.