Entretien avec Achille Stocchi directeur d'IJCLab : « Maintenant il faut faire, et nous juger sur les résultats »

Institutionnel

Retour sur la création au 1er janvier d’IJCLab, le plus grand laboratoire piloté par l’IN2P3 issu de la fusion du CSNSM, de l’IMNC, de l’IPNO, du LAL, et du LPT. Un énorme chantier qui bouleverse les habitudes de plus de 700 personnes. Mais aussi un pari scientifique qui vise à inscrire les équipes d’Orsay dans les plus grands projets internationaux et faire d’IJCLab une référence incontournable de la physique des deux infinis. Entretien.

Quels éléments vous ont convaincu de réaliser la fusion des laboratoires d'Orsay ?

Cette idée a germé autour de 2016 pour plusieurs raisons. Les cinq laboratoires du campus d'Orsay, à l'origine créés sur des thématiques différentes, travaillaient de plus en plus souvent sur des domaines entremêlés comme la cosmologie, les accélérateurs, ou encore la physique appliquée à la santé. On se retrouvait à travailler en commun, parfois même étroitement comme dans le cadre du Labex P2IO, et il devenait de moins en moins clair que ces laboratoires, qui partagent aussi une histoire et une philosophie universitaire commune, soient séparés. L’idée est qu’en unissant nos forces nous pourrions monter dans des projets plus grands et augmenter notre rayonnement. Maintenant il faut faire, et nous juger sur les résultats

A quoi ressemble ce nouveau laboratoire géant ?

Notre pôle scientifique couvre à peu près toutes les disciplines de la « physique des deux infinis » : astroparticules et cosmologie, accélérateurs, physique des hautes énergies, physique nucléaire, physique théorique, énergie et environnement, physique et santé. Nous disposons aussi d’un important pôle ingénierie qui regroupe 160 personnes autour de 4 grands métiers : électronique, computing, instrumentation et mécanique. Ce pôle est la dorsale de notre laboratoire, celui qui nous permettra de développer et d’exploiter les instruments, mais aussi de relever les prochains challenges d'accélérateurs et de détecteurs. Les deux autres forces en présence sont les services support indispensables, entièrement réorganisés pour la fusion, et les nombreuses infrastructures et plateformes de recherche comme ALTO, Andromède, SCALP, LaseriX, Supratech, etc.

Comment se place IJCLab dans le paysage de la physique européenne et mondiale ?

Nous faisons partie des cinq ou six plus gros laboratoires européens. Mais attention à ce que l’on compare. Le CERN par exemple n’est pas un laboratoire. C’est une grande plateforme, et ni l’astrophysique et la cosmologie, par exemple n’y sont étudiés. Des laboratoires comme DESY à Hambourg, PSI en Suisse, Frascati en Italie sont plus comparables, mais certains d’entre eux ont fait le choix de construire des machines de lumière et donc ils se tournent de plus en plus vers d’autres disciplines. A IJCLab nous couvrons toutes les disciplines et tous nous envient notre pôle technique fait de personnel permanent. Cela est une force spécifique apportée par l’IN2P3. Il ne faut pas non plus oublier encore l‘atout que représente notre implantation universitaire. Nous accueillons 115 thésards grâce à ça. Enfin, ailleurs dans le monde, il y a des sites comparables voire plus importants, avec FermiLab aux Etats-Unis, KEK au Japon ou encore SLAC en Californie.

Quels projets de recherche plus ambitieux est-ce que vous visez ?

Il ne faut pas perdre de vue que nous nous inscrivons dans la politique de recherche de l’IN2P3. Mais dans cet ensemble, nous voulons être "driving-force". Nous allons nous positionner et prendre des leaderships. Je vais juste donner à la volée quelques exemples sans être exhaustif. En physique des accélérateurs, j'ai en tête le projet PERLE (Powerful Energy Recovery Linac for Experiments). Nous souhaiterions héberger le démonstrateur dans la vallée, dans l'espace vide laissé par le démantèlement de SUPER ACO.  Nous souhaitons également ouvrir la voie aux futurs accélérateurs laser/plasma. En astroparticules et cosmologie nous souhaiterions assurer une partie importante des développements scientifiques et techniques du satellite Litebird. En physique des hautes énergies, nous voulons pleinement réussir les upgrades du LHC, nous positionner sur les futures machines, et nous diversifier. Nous nous intéressons aussi à DUNE qui se monte sous l'égide du Fermilab. Nous souhaitons intensifier la physique nucléaire sur Alto et intervenir plus en pilotage sur le GANIL. Enfin pour la physique liée à la santé, l'idée est d'avoir la taille critique pour sortir des petites expériences, de se diversifier dans les radionucléides, et/ou de contribuer à un grand détecteur TEP.

La mise en route de la fusion se passe-t-elle bien ?

Aujourd’hui l’enjeu principal est d'arriver à faire fonctionner l’organisation. Il m'a fallu par exemple nommer plus de 60 responsables (directeurs et directrices scientifiques et techniques associés, chefs et cheffes de départements, de divisions, de services…). Il faut ensuite former ces gens, faire en sorte qu'ils puissent encadrer de grosses équipes souvent constituées de personnes issues de 3, voire 5 laboratoires différents. Tout est mélangé, il faut créer des liens. Le début, avec toutes les procédures administratives à initier, a été une phase crispante pour tous, mais au final les gens se sont bien investis, la mécanique se met en marche et maintenant on commence à mesurer des premiers retours de satisfaction. Mais c'est sûr, mon mandat est un mandat de construction, j'aurai toujours un casque. Il n'y aura pas de régime de croisière avant un long moment.

Le personnel vit-il bien cette fusion ?

Je dirais que les gens sont motivés, comme l’avaient déjà prouvé tous les groupes de travail qui se sont constitués près de deux ans avant la naissance d’IJCLab et qui ont préparé cette unification. Mais il ne faut pas pour autant sous-estimer l'impact du changement sur certains. Nous, physiciens, sommes habitués à être nomades, en revanche certains de nos personnels sont plus affectés, c'est pourquoi nous avons sollicité, avec le soutien de l’IN2P3, un cabinet d’accompagnement qui a pu réaliser des entretiens et une enquête approfondie.

Y a-t-il une adhésion, une fierté autour de ce projet ?

C'est sûr que l'on était fiers de nos labos. Moi le premier je suis fier du LAL, hyper renommé. Et puis le LAL et l'IPN ont fêté ensemble leurs 64 ans. Depuis 1956, ils ont écrit une longue histoire de rivalités, mais d’émulations aussi. Maintenant il faut passer de la fierté que nous avions de ces anciens laboratoires à la fierté d'IJCLab et je vois bien que ça commence. On a quand même une histoire commune, on est dans les mêmes réseaux. Bien sûr le sentiment d’appartenance n’est pas encore mûr, mais petit à petit j’en perçois les signes, notamment dans la façon dont les gens se présentent lors de leurs exposés en interne et à l’extérieur.

Quelle a été la genèse du nom IJCLab ?

C'est une longue histoire qui a duré près d’un an. On a longtemps hésité entre deux approches : soit le nom d'une personne, Frédéric Joliot-Curie ou André Lagarrigue, soit quelque chose pour caractériser nos recherches, du type "Physique des 2 infinis". Puis le nom d’Irène Joliot-Curie, à l’origine de la création du campus, a été suggéré. Et le fait qu’il s’agisse d’une femme a remporté l'unanimité. Finalement un consensus s'est créé pour rassembler la physique des deux infinis et Irène Joliot-Curie. L'acronyme IJCLab, quant à lui, est né à l'occasion d'un diner avec des amis/collègues. Tout le monde l’a tout de suite adopté car c'était une manière de se différentier vis à vis de l'appellation "physique des deux infinis", qui s’est beaucoup répandue et qui serait sujette à l’amalgame avec d’autres unités ou organismes de recherche.

Pourquoi avez-vous choisi de prendre les rênes d’IJCLab ?

J'ai été directeur du LAL pendant sept ans, et dans la dernière partie de mon deuxième mandat, j'ai passé beaucoup de temps à réfléchir à ce projet de fusion. J'ai finalement démissionné de mes fonctions de directeur pour m'y consacrer pleinement fin 2018 en travaillant ensuite durant presque un an avec un groupe projet. Ensuite, il me semblait assez naturel de guider le laboratoire unifié dans ses débuts. La transition était trop délicate pour la laisser en plan.

Qu’est-ce qui vous a poussé en 2010 à devenir directeur de laboratoire ?

A l’époque j'étais à des années-lumière de songer à ça. Je me plaisais beaucoup à faire de la recherche et à enseigner. J'étais un pigeon voyageur, tantôt aux Etats-Unis tantôt en Ukraine, ou au laboratoire à m'occuper de mes jeunes. Et puis il y a eu une période un peu mouvementée au laboratoire, et des gens m'ont poussé à candidater. L'été 2010 j'ai donc beaucoup réfléchi. Il y avait une fenêtre, j'ai choisi cette opportunité, et je suis bien content de l'avoir fait !

C’est une fonction que vous appréciez ?

Oui j'aime bien. On peut réfléchir, avoir une vision scientifique, pousser des personnes, des expériences, des groupes. On arrive à impulser des choses et avoir des résultats. C'est un peu fatigant parfois. Mais je n'ai pas l'impression non plus d'être submergé administrativement. On a de la chance d'avoir des services supports formidables au CNRS et franchement j'ai toujours eu des administrateurs et des responsables très investis à mes côtés. J'ai même pu conserver une activité de recherche et d’enseignement jusqu'en 2019 ! En revanche, pour moi il est essentiel d’avoir une équipe soudée avec laquelle partager la vision et le travail. Une équipe en laquelle j’ai confiance, mais surtout avec laquelle on puisse se confronter et donc faite de personnalités fortes et scientifiquement et/ou techniquement reconnues par leurs pairs.

Ne souffrez-vous pas trop de la pandémie de coronavirus ?

La période que nous vivons actuellement est inédite, et commencer à faire marcher le laboratoire en étant tous et toutes confinés est assez difficile. La clef de la réussite pour ce laboratoire est plus que jamais la cohésion, le partage et la confiance mutuelle. Dès le début ce projet a été une œuvre « à plusieurs mains » et aujourd’hui reste vraiment une aventure collective passionnante ! ».

Contact

Emmanuel Jullien
Responsable du service communication de l'IN2P3