Gargamelle, de sa conception aux courants neutres : une histoire à rebondissements !

Médiation scientifique Physique des particules

Les courants neutres célèbrent cette année les 50 ans de leur découverte, réalisée en 1973 au CERN grâce à la chambre à bulles Gargamelle. Pour les équipes françaises du Laboratoire de Louis Leprince-Ringuet, du Laboratoire de l’accélérateur linéaire d’Orsay et du CEA, qui ont porté le projet dès ses balbutiements en 1964, cette découverte est un coup de maître. L’histoire de cet épisode fondateur, déjà maintes fois évoquée1 fourmille pourtant de moments où les choses auraient pu basculer autrement. Ce fut le cas par exemple lorsque Gargamelle fut initiée en quelques mois, puis décidée dans des circonstances que je vous propose de revivre ci-après. La construction de la chambre et ses résultats initialement controversés seront évoqués dans une seconde partie à suivre.

  • 1Cet article en deux parties doit beaucoup aux travaux menés sur Gargamelle et la découverte des courants neutres par Dominique Pestre (« Gargamelle and BEBC. How Europe’s Last Two Bubble Chambers were Chosen », History of CERN vol.III, 1996), Peter Galison (« Ending a High-Energy Physics Experiment », How Experiments End, 1987) et Andy Pickering (« Against putting the phenomena first : The discovery of the weak neutral current”, Studies in History and Philosophy of Science Part A, 1984, 15(2), 85-117, https://doi.org/10.1016/0039-3681(84)90001-3).

Partie 1 : Gargamelle, premier grand succès global du CERN

Il est des expériences dont on se souvient parce qu’elles ont influencé l’orientation d’une discipline entière, et d’autres qui font date par l’histoire humaine et organisationnelle qui a mené à leur existence, puis à leur maniement et leurs résultats. La chambre à bulles Gargamelle est de ces deux-là. Par ce succès, le CERN parvient au statut de laboratoire incontournable en Europe et dans le monde, un signal fort après de longues années de rodage. Et pour la physique des particules, l’annonce de la découverte des courants neutres en 1973 est une étape essentielle à l’établissement de l’actuel Modèle standard. L’histoire a en outre ceci de pittoresque que ces aujourd’hui fameux courants neutres furent, tout au long des années 1960, une idée plutôt marginale, voire carrément à exclure par principe des travaux menés !

Depuis sa création en 1954, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire, autrement dit le CERN, correspond à une forme originale de coopération scientifique intergouvernementale, que les pays membres acceptent de financer en supplément de leur recherche nationale. Le centre dispose de ses propres groupes de recherche, mais une grande partie de l’activité repose sur des équipes extérieures, une cohabitation source de tensions récurrentes jusqu’aux années 1970. Construite en France avant d’être remise au CERN en 1970, la chambre à bulles Gargamelle représente alors un cas singulier pour le CERN, et un élément du renouveau de ses relations avec les laboratoires extérieurs.

Gargamelle est par ailleurs un instrument structurant de la recherche nationale française des années 1960 et 1970. En effet, son destin est lié très tôt à l’implication des groupes du CEA, du Laboratoire de l’École Polytechnique, dirigé par Louis Leprince-Ringuet, et du Laboratoire de l’accélérateur linéaire d’Orsay, le tout emmené par André Lagarrigue dans un contexte où assurer une présence au CERN devient un enjeu national stratégique2 .

Personne n’anticipait pourtant un tel succès avec des courants neutres que Gargamelle n’était même pas censée explorer au départ, et pour cause…

Dans les années 1960, la théorie n’a pas (encore) besoin de courants faibles neutres…

À l’aube des années 1960, l’organisation de la matière en quarks, leptons et bosons intermédiaires n’est pas encore d’actualité, pas plus que la prévalence des théories dites « de jauge » qui expliqueront plus tard les interactions de ces particules. Dès lors, les physiciens tâtonnent tant dans les choix expérimentaux à programmer pour la décennie suivante que dans les approches théoriques à suivre. Mais plusieurs évènements attirent l’attention sur l’interaction faible, une force qu’Enrico Fermi a identifiée en 1934 comme à l’origine de la radioactivité β. Le physicien italien lui a alors associé une particule indétectée et apparemment insaisissable, imaginée en 1930 par Wolfgang Pauli, le neutrino.

Or justement, ce neutrino3 vient enfin d’être mis en évidence en 1956. Son observation est suivie par la publication de plusieurs travaux des théoriciens Tsung-Dao Lee, Cheng Ning Yang, Melvin Schwartz et Bruno Pontecorvo, qui entrevoient déjà la possibilité d’en faire des faisceaux. Cette option fertile inspire très vite l’idée maîtresse des recherches à venir. Assurément, sachant qu’il n’est sensible qu’à elle, le neutrino semble représenter un candidat idéal pour tester l’interaction faible4 ... si toutefois un détecteur parvient à le capturer en nombre suffisant, ce qui n’est pas chose aisée ! Pour pallier cette difficulté, le défi des années 1960 sera donc de focaliser les neutrinos en faisceaux intenses et leur faire traverser des détecteurs de grande taille, multipliant ainsi les chances d’interaction.

En 1960, Lee et Yang proposent en outre d’utiliser les faisceaux de neutrinos pour produire et observer dès les années 1970 les deux bosons médiateurs de l’interaction faible, nommés W+ et W-, le W valant pour l’anglais weak (faible). À l’époque, l’interaction faible est rattachée expérimentalement à des phénomènes où les particules impliquées échangent des charges électriques. La transmission de cette charge, véhiculée par des bosons W chargés, est associée à des « courants chargés », par contraste avec les « courants neutres » bien connus de l’électrodynamique quantique dans lesquels aucun échange de charge électrique n’intervient. Or, d’après la théorie dite « V - A »5 en vogue à ce moment, la probabilité que l’on observe un jour un phénomène impliquant un courant neutre pour l’interaction faible est si infime qu’il convient de l’écarter a priori6 . Cette conclusion ne sera remise en cause qu’à partir de 1967, lorsque Sheldon Glashow, Abdus Salam et Steven Weinberg introduiront l’hypothèse d’une force « électrofaible » aux courants neutres cette fois indispensables.

Quoi qu’il en soit, l’urgence première est d’augmenter le nombre d’interactions liées aux neutrinos dans les détecteurs, nombre qui plafonne alors entre quatre et cinq évènements par jour au CERN. En 1961, Victor Weisskopf, un physicien états-unien convaincu que les neutrinos sont une recherche d’avenir, est nommé Directeur général de l’Organisation. Il encourage les équipes à réfléchir sur l’extraction de faisceaux de particules en provenance des accélérateurs. Pour les neutrinos, l’invention des cornes magnétiques est une révolution. Quant au choix des détecteurs, et particulièrement pour les Européens, les instruments de pointe de l’époque sont sans conteste les chambres à bulles.

  • 2L’accès au CERN n’est pas si facile à l’époque. Or, assurer une présence au CERN, avec des responsabilités de construction ou d’exploitation, permet d’étendre la visibilité et l’influence des personnes et des laboratoires impliqués, tant auprès des autorités nationales qu’auprès de partenaires internationaux. Gargamelle et les autres chambres à bulles construites avec le concours du CEA sont d’ailleurs l’un des engagements invoqués par ce dernier pour refuser de participer aux premiers projets d’accélérateur national français au milieu des années 1960. Preuve qu’être à l’affiche du CERN est, pour les Français du moins, commensurable avec le soutien à une recherche nationale. Le contexte est cependant plus alambiqué qu’il n’est possible de l’évoquer ici…
     
  • 3Ou plutôt ces neutrinos, car le neutrino muonique rejoint rapidement son compère électronique, sans que l’on sache bien au départ s’ils sont identiques ou non.
  • 4L’interaction faible semble en effet de plus en plus énigmatique. Lee et Yang prédisent par exemple en 1956 qu’elle viole la symétrie de parité, ce qu’observe Madame Chien-Shiung Wu dès 1957. La force faible ne conserve pas non plus la propriété d’« étrangeté », alors attribuée à des fins d’organisation à certaines particules récemment découvertes comme les kaons. Autant de particularités qui éveillent l’intérêt.
  • 5« V moins A », en référence à une formulation mathématique de l’interaction faible où un vecteur Axial est soustrait d’un Vecteur. Il faut noter également que le terme de « courant », s’il est utilisé par analogie avec la théorie électromagnétique, n’a rien à voir avec un courant électrique. C’est ici bien l’interaction médiée par un boson que l’on appelle « courant ».
  • 6Ce qui sera le cas. Jusqu’à la découverte officielle en 1973, des évènements que l’on relira plus tard comme des manifestations de courants neutres seront interprétés comme un bruit de fond !
Image en noir et blanc. Deux scientifiques inspectent un instrument conique.
Les cornes magnétiques, inventées par Simon van den Meer au CERN, permettront d’augmenter considérablement l’intensité des faisceaux de neutrinos tout au long des années 1960.Image : CERN

Les chambres à bulles, nouvelles « plus belles expériences au monde »

Hier comme aujourd’hui, les accélérateurs de particules opèrent en synergie avec plusieurs détecteurs de différentes sortes. Or, à l’aube des années 1960, la tendance générale est à l’agrandissement, et donc, conséquence pratique oblige, à envisager des perspectives de recherche à plus long terme puisque les grands instruments sont également souvent les moins mobiles…

Au CERN, le 24 novembre 1959, le tout neuf synchrotron à protons (dit « PS ») de 628 mètres de circonférence accélère ses premiers protons à énergie quasi-maximale, marquant le début d’une très longue carrière puisque le PS est toujours en fonctionnement ! De nombreux détecteurs vont se succéder à ses côtés, dont Gargamelle et plusieurs autres chambres à bulles.

Développées en 1952 par Donald Glaser, les chambres à bulles sont véritablement des instruments fascinants, à l’instar de leurs parentes à brouillard que le public des années 1930 qualifiait de « plus belles expériences au monde ». Le principe de ces détecteurs photographiques est ingénieux et simplissime, en théorie, mais leur construction et leur mise en œuvre n’en demeurent pas moins extrêmement complexes. En pratique, il s’agit de remplir une cavité fermée d’un liquide que l’on place dans un état métastable de surchauffe7 , à la limite précise de l’ébullition. À la moindre élévation de la température locale, par exemple lorsqu’une particule extérieure interagit avec les atomes du liquide, de petites bulles se forment et permettent de suivre, en les photographiant dans un champ magnétique intense, les trajectoires et les interactions déclenchées par la particule incidente. Bien que différents liquides puissent être utilisés, l’hydrogène, aux traces précises et simples à interpréter, demeurera le liquide privilégié jusqu’à la disparition des chambres à bulles au début des années 1980. Pour les expériences impliquant des neutrinos, les liquides lourds comme le propane ou le fréon sont cependant plus indiqués8 . Dans les faits, une certaine concurrence existe entre les partisans des liquides lourds, plutôt spécialistes de l’interaction faible, et ceux de l’hydrogène, plutôt spécialistes de l’interaction forte.

D’un point de vue épistémique, les chambres à bulles ont la particularité de rendre les particules et leurs collisions « réelles », directement visibles et interprétables par l’œil humain exercé9 , une qualité qui participe pleinement à leur capacité d’administration de la preuve : en principe, une seule photo précise pourrait suffire à convaincre d’un résultat. Mais pour trouver cette perle rare, des centaines de milliers de clichés photographiques sont développés. Le dépouillement cliché par cliché est alors confié principalement à des "scanneuses" chargées d’éliminer les photos les moins prometteuses.

  • 7Notons toutefois qu’il ne faut pas s’y tromper : la surchauffe survient au voisinage du point d’ébullition, c’est-à-dire, dans le cas de l’hydrogène ou du deutérium liquides, à une température de quelques dizaines de degrés kelvin (autour de -250°C), nécessitant donc l’emploi de systèmes cryogéniques pour surchauffer ces liquides !
  • 8Les chambres à liquides lourds peuvent généralement être employées avec plusieurs types de liquides, des mélanges de ces liquides, voire même des inclusions d’hydrogène au sein d’un milieu lourd.
  • 9Prenant entre autres exemples celui des chambres à bulles, Peter Galison et Lorraine Daston identifient la pratique du jugement exercé à la lecture des clichés (trained judgment) comme l’une des principales formes de l’objectivité scientifique du XXè siècle (Lorraine Daston et Peter Galison, Objectivity, 2007).
Image en noir et blanc, une femme en blouse blanche inspecte avec attention les clichés obtenus par Gargamelle
Gargamelle est l’une des premières expériences où sont considérées, dès la phase préparatoire, la construction de l’instrument et l’exploitation pratique de ses résultats, via par exemple la conception de nouvelles tables de dépouillement. Les yeux experts de H. von Hoengen, "scanneuse", seront les premiers à repérer la trace laissée par un évènement impliquant les courants neutres. Images : CERN

Les Français, adeptes historiques des chambres à brouillard, sont parmi les premiers à être convaincus du potentiel des chambres à bulles. Alors que le CERN conçoit un prototype de 10 cm de diamètre à partir de 1956, André Lagarrigue, de retour au Laboratoire de l’École Polytechnique après une année passée à Berkeley auprès de l’accélérateur Bevatron, engage son équipe10  dans la construction des chambres à liquides lourds BP1 (4 litres), puis BP2 (20 litres). Après quelques hésitations, la série se prolonge avec la finalisation de BP3 (300 litres) en 1960. Toutes ces chambres permettent entre autres d’étudier les modes de désintégration de particules nouvellement identifiées. Dès sa conception, Lagarrigue ambitionne d’installer BP3 auprès du PS… au grand dam des équipes du CERN, méfiantes à l’idée d’installer 300 litres de liquides dangereux à proximité de leur tout jeune accélérateur ! BP3 rejoint finalement le CERN à l’été 1960 tout en demeurant propriété du Laboratoire de l’École Polytechnique.

C’est l’occasion pour Lagarrigue et son groupe de prendre leurs marques au CERN, le regard déjà tourné vers le futur.

Un projet avantageux et rondement mené

À l’automne 1963, dans un café à proximité d’une conférence organisée à Sienne en Italie, Lagarrigue et son groupe évoquent la construction d’une chambre à liquides lourds de très grande taille. Ils prévoient d’emblée de l’adosser au meilleur accélérateur européen disponible, et la destinent à la physique des neutrinos et la mise en évidence des deux bosons W intermédiaires de l’interaction faible, tel que suggéré par Lee et Yang.

Le projet prend forme en février 1964, lorsqu’André Lagarrigue, Paul Musset et André Rousset soumettent au Directeur général du CERN un rapport qui débute en ces termes : « Nous proposons la construction pour le CERN d’une chambre à liquides lourds dont le volume de liquide sensible est un cylindre d’axe horizontal, de 8 mètres de long et de 1,65 mètre de diamètre. » La légende veut que ce soit Louis Leprince-Ringuet qui, saisi par la démesure de cet instrument de 17 000 litres, ait proposé de le nommer Gargamelle, du nom de la mère du géant Gargantua.

  • 10La base de l’équipe se constitue autour de Lagarrigue et Maurice Reposeur de 1955 à 1957, notamment avec les arrivées d’André Rousset, Paul Musset, Xavier Sauteron, Jules Six, Pierre Rançon, Daniel Marchand, Michel Bloch et Paul Quéru. Le choix des liquides lourds correspond également à une envie d’aller sur un terrain moins balisé que l’hydrogène, liquide léger que choisiront d’autres polytechniciens tels que Bernard Grégory et Charles Peyrou.
Premiers plans de la chambre à bulle Gargamelle, en février 1964. Image d'archive IJCLab

Dès le départ, Lagarrigue sait qu’il lui faut prendre en considération de façon stratégique la concurrence, tant avec d’autres projets européens auxquels le CERN pourrait être tenté de donner la priorité, qu’avec le compétiteur formidable que sont les équipes états-uniennes. Lagarrigue décide donc d’agir très vite.

Misant avant tout sur les savoir-faire acquis avec BP3, un projet crédible et réaliste est établi en moins de six mois. Et plutôt que de se heurter de front aux rivaux états-unien ou européen, le groupe modifie ses plans initiaux pour tirer parti en amont de la contrainte de compétitivité. Ainsi, entre mars et avril 1964, la chambre voit son volume prévisionnel passer de 17 à 10 m3 pour accélérer sa construction. Il s’agit ni plus ni moins de trouver un équilibre entre la performance à long terme de l’instrument et la capacité à représenter un avantage concurrentiel, décisif dans le cas d’une découverte, en étant opérationnel bien avant tous les autres programmes. L’argument, jugé comme fort et légitime notamment vis-à-vis des États-Unis, emporte l’adhésion d’une partie de la gouvernance du CERN.

Cela ne suffit pourtant pas à garantir que le CERN, en proie à des pressions budgétaires, acceptera Gargamelle. Mais le groupe Lagarrigue peut compter sur des alliés forts au sein d’un réseau français expert dans les chambres à bulles, réseau tissé principalement entre le Laboratoire de Louis Leprince-Ringuet et le CEA. Lagarrigue en appelle donc au Haut-Commissaire à l’énergie atomique, Francis Perrin, pour engager rapidement des investissements financiers. Un accord informel est conclu dès juin 1964 : le CEA assumera la majeure partie des coûts de construction de Gargamelle, dont la direction sera confiée au Département du synchrotron Saturne à Saclay, avec le soutien du laboratoire de Louis Leprince-Ringuet et du Laboratoire de l’accélérateur linéaire d’Orsay que Lagarrigue est en passe de rejoindre. Le CERN conservera de son côté la propriété de la chambre achevée et toute latitude scientifique quant à son exploitation, pour une somme modique comparée aux bénéfices scientifiques espérés.

Francis Perrin (à gauche) et Louis Leprince-Ringuet (à droite) en 1963. Image : CERN

Et pourtant, le CERN hésite…

La manœuvre de Lagarrigue est des plus habiles, mais la partie n’est pas encore gagnée.

Apprenant que les choix des États-Unis, éternels modèles et rivaux, s’orientent plutôt vers des chambres à hydrogène gigantesques11 , le Directoire de la physique appliquée du CERN souhaite pouvoir comparer Gargamelle avec des propositions à hydrogène. Plusieurs instruments sont étudiés, dont ceux qui deviendront les chambres Mirabelle et BEBC, encore portées en partie par le CEA. Gargamelle, avec ses modalités de remplissage à liquides lourds, demeure néanmoins la principale proposition adaptée spécifiquement aux neutrinos.

Au début de l’année 1965, le Comité des chambres à traces établit un rapport qui, s’il encourage la construction de deux chambres à bulles complémentaires, est néanmoins clair sur le fait que l’instrument le plus nécessaire, donc celui qui devrait être prioritaire dans le cas d’un choix, est une chambre à hydrogène. Le Directeur général Victor Weisskopf, avec l’intuition et le recul qui siéent à sa fonction, soutient plus fermement Gargamelle, dont les aspects financiers et compétitifs sont clairement à l’avantage du CERN. Plus simple à construire que ses concurrentes à hydrogène de grande taille, Gargamelle devrait offrir, selon les dernières prévisions, près de deux ans d’avance à l’Organisation européenne. Weisskopf a par ailleurs conscience que le CERN doit maintenir l’engagement des laboratoires de ses États membres, à un moment où son devenir à long terme n’est pas certain12 . Or, c’est une fonction que remplissent à merveille les milliers de clichés des chambres à bulles. Weisskopf explique ainsi (Archive CERN/SPC/195) : « Les chambres à bulles seront pour longtemps la manière la plus simple de distribuer de façon pratique des données de physique « brutes » aux nombreux groupes répartis dans toute l’Europe qui collaborent avec le CERN et entre eux. »

Dit autrement, faire le choix d’installer deux chambres à bulles différentes, revient à non seulement étendre les expériences possibles sur le long terme et challenger les États-Unis sur le court terme, mais aussi (ou faudrait-il dire surtout ?) fournir rapidement des données à analyser à de nombreuses équipes, notamment universitaires, et donc maintenir un intérêt européen large vis-à-vis du CERN. Toutefois, la responsabilité d’engager définitivement le projet revient au Conseil du CERN, dépositaire de l’autorité suprême de l’Organisation. Weisskopf est néanmoins confiant. Il l’écrit à Francis Perrin le 25 mai 1965 : la réunion du Conseil du CERN de juin devrait selon toute vraisemblance entériner Gargamelle.

Évidemment, tout ne se passe pas comme prévu. La réunion du Conseil les 15 et 16 juin met à l’ordre du jour la crise budgétaire qui couve depuis plusieurs mois au CERN. Contre toute attente, le Conseil refuse de voter tout engagement financier. La préparation de Gargamelle est mise à l’arrêt et la situation ne semble pas prête de s’arranger, alors que le temps était l’un des principaux arguments en faveur du projet.

Finalement, après trois mois de tergiversations, Victor Weisskopf, qui termine son mandat de directeur général, et Bernard Gregory, qui s’apprête à lui succéder, prennent d’un commun accord une décision radicale. Munis d’un peu d’audace et de l’autorité exécutive de leur fonction, ils décident tout bonnement de court-circuiter la nécessité de l’accord du Conseil du CERN et engagent eux-mêmes les fonds nécessaires. C’est une première dans l’histoire du CERN.

  • 11Ralph Shutt vient de proposer d’installer une chambre à hydrogène de 40 000 litres au Laboratoire national de Brookhaven aux USA.
  • 12La construction du futur accélérateur du CERN, le super synchrotron à protons, commence à être discutée au milieu des années 1960. Sa localisation sur le site du CERN de Meyrin est loin d’être statuée, de même que le soutien des États membres, timide au départ, jusqu’à ce que la France s’y engage.
« Croyant que diriger signifiait surtout exercer l’art du choix (quand bien même les ressources seraient incertaines), Gregory et Weisskopf étaient sûrs qu’ils trouveraient une façon d’installer la chambre à Genève dans de bonnes conditions.»
Dominique Pestre, Histoire du CERN vol.3, chap.2

Le contrat entre le CERN et le CEA est signé le 2 décembre 196513 . Les études reprennent de plus belle pour tenter de tenir les délais initiaux prévus. Grâce à la ténacité et l’intuition de quelques personnes clés, Gargamelle est enfin officiellement engagée. Mais son aventure est loin d’être terminée…

  • 13Une version préalable de l'accord, datée de mai 1965, est consultable sur le site des archives du CERN (CERN/FC/0770) : https://cds.cern.ch/record/20046/files/CM-P00085082-f.pdf
Avant même que ne débute sa construction, Gargamelle a bénéficié de l'impulsion déterminée de plusieurs personnes, parmi lesquelles, de gauche à droite, Bernard Gregory (photo ©CERN), Victor Weisskopf et André LagarrigueImages : AIP Emilio Segrè Visual Archives

En savoir plus sur André Lagarigue

Pour mieux connaître la vie du chercheur André Lagarrigue : https://prixlagarrigue.ijclab.in2p3.fr/andre-lagarrigue/sa-vie/

Contact

Delphine Blanchard
Doctorante en histoire des sciences au Comité Comité pour l’histoire du CNRS et au Centre Alexandre-Koyré