Le proton, acteur montant de la fission
Les protons pourraient bien jouer un rôle clé dans la fission des noyaux. Ce phénomène, à rebours des théories qui privilégiaient une action dominante des neutrons, a tout d’abord été observé dans la fission de noyaux lourds autour de l’uranium. Aujourd’hui, une expérience menée au GANIL avec le spectromètre VAMOS++, démontre qu’il est à l’œuvre aussi dans la fission des noyaux plus légers autour du plomb, et pourrait dès lors concerner un vaste domaine de la carte des noyaux. Un résultat paru dans la revue PRL[1].
Quand de nouveaux neutrons et protons s’incrustent de force dans un noyau atomique, ils créent une véritable pagaille qui conduit parfois à la cassure du noyau en deux fragments avec émission de neutrons : c’est la fission. Ce phénomène, abondamment décrit et même exploité pour produire de l’électricité nucléaire au quotidien, n’en demeure pas moins une énigme pour les physiciens nucléaires. Ils s’interrogent notamment sur la « pagaille » qui précède la fission. Dans la mêlée, deux acteurs sont à l’œuvre, les neutrons, tenus par l’entremise de la force nucléaire, et les protons, nucléons chargés, qui cumulent l’effet attractif de celle-ci et celui répulsif de leur charge électrique. Lequel du neutron ou du proton est donc à la manœuvre ?
Le rôle des neutrons en question
Longtemps les neutrons et les effets quantiques de la force nucléaire ont été vus comme les meneurs. Mais depuis quelques années le vent commence à tourner. Des simulations de plus en plus précises, prenant en compte des phénomènes jusque-là négligés ou seulement récemment observés, menées sur des ordinateurs de plus en plus puissants commençaient à lézarder le piédestal des neutrons. Qui plus est, dans le groupe des actinides, celui des noyaux lourds dont fait partie l’uranium, plusieurs expériences indiquaient que les protons jouaient le premier rôle. Mais il était impossible de généraliser.
Pour trancher, il fallait aller observer des réactions de fission dans d’autres régions de la charte nucléaire, et notamment pour des noyaux plus petits et donc bien moins fissibles. C’est la prouesse réalisée lors d’une expérience menée au GANIL auprès du nouvel instrument VAMOS++, par une collaboration dont Christelle Schmitt, physicienne nucléaire à l’IPHC est la porte-parole, et Antoine Lemasson coordinateur scientifique de l’instrument. Cette expérience a permis d’observer, comme pour les noyaux lourds, la signature de l’influence des protons, mettant définitivement le rôle de ces nucléons au centre de la fission des noyaux et reléguant les neutrons quasi au rang de spectateurs. « Avec cet article nous montrons que ce sont les mêmes lois qui s'appliquent dans des régions lointaines constate Christelle Schmitt. Le phénomène est général ». Le changement de paradigme est total.
Un bilan très précis des réactions de fission
L’expérience menée au GANIL a consisté à projeter, 10 jours durant, un faisceau de noyaux de xénon (Xe 124) sur une cible de fer (Fe 56) avec une énergie suffisante pour produire par fusion des noyaux de mercure (Hg 178). Ces derniers, excités, vont dans la majorité des cas relâcher leur énergie via l’émission de quelques neutrons et protons, mais quelques-uns vont le faire par fission en deux « gros » fragments de taille variable et excités. Ce peut être un grand ou un petit, ou deux moyens, etc. En tout, les scientifiques ont observé plus de 300 combinaisons différentes de couples de fragments émis par les réactions de fission. L’analyse méticuleuse de ces produits permet de faire un bilan très précis de la répartition des protons et neutrons dans les deux fragments et d’en tirer des conclusions sur la fameuse pagaille qui a précédé l’éclatement du mercure.
En l’occurrence, l’équipe a pu déterminer si des neutrons de désexcitation étaient émis par les fragments juste après la fission, avant même qu’ils n’aient pénétré le spectromètre. Cette observation est déterminante, car ces neutrons signent l’état de déformation des fragments au point de rupture. Résultat, certains fragments sont apparus clairement très déformés, ce qui montre que pour fissionner, le noyau a dû au préalable s’étirer et se déformer parfois grandement avant de se rompre en deux. Or, dans l’hypothèse où la fission serait l’œuvre des neutrons, les effets quantiques dominants empêcheraient de telles déformations.
Le nombre de neutrons initial du fragment ne change rien
Mais ce n’est pas tout, le choix du mercure comme noyau d’étude ne relève pas du hasard, bien au contraire. Les produits de fission les plus gros de ce noyau sont aussi les mêmes que les plus petits émis par la fission des actinides déjà étudiés. A ceci prêt, qu’ils ont parfois un nombre de neutrons différent. « Nous avons ainsi pu comparer la déformation de noyaux plus ou moins riches en neutrons et constater que cette différence n’avait pas d’impact, explique Christelle Schmitt. En somme, les neutrons n’ont pas d’influence sur la déformation qui conduit le noyau à se scinder en deux, ce paramètre dépend essentiellement des protons. » En une expérience, l’équipe conjointe de l’IPHC et du GANIL a donc apporté deux pierres fondamentales à la compréhension de la fission : le phénomène passe par une déformation du noyau quel que soit l’élément concerné et il implique les protons bien plus que les neutrons.
Sans l’instrument VAMOS++ du GANIL cette mesure n’aurait pas été possible. VAMOS++ est un spectromètre très particulier qui identifie les noyaux en les chahutant sur un parcours de 8 m de long avec une combinaison de champs magnétiques et électriques. Chaque noyau qui le traverse y suit donc une trajectoire unique qui trahira de façon très précise, le nombre de ses protons, celui de ses neutrons et son énergie. Pour cette expérience et pour la première fois, VAMOS++, qui ne peut mesurer que le fragment de fission émis dans sa direction, a été augmenté d’un second bras d’analyse conçu par une équipe de physiciens de New Delhi et qui a permis l’analyse conjointe du fragment partenaire. C’est cette combinaison, en mesure de faire un bilan complet et très précis de la fission, qui s’est révélée gagnante.
[1] Experimental Evidence for Common Driving Effects in Low-Energy Fission from Sublead to Actinides