Les faisceaux métalliques intenses ouvrent la voie à la synthèse de nouveaux éléments superlourds
Dans une expérience réalisée au Berkeley National Laboratory (Etats-Unis) avec la participation d’une équipe de l’IPHC, des scientifiques ont produit pour la première fois le livermorium-290 (Z=116), un noyau superlourd, à partir d’un faisceau de titane-50 (Z=22). On savait cette voie très prometteuse, mais les physiciens ont investi plusieurs années de développement pour obtenir des faisceaux suffisamment intenses pour cet usage. Avec ce succès, c’est donc une nouvelle voie de synthèse des noyaux superlourds qui émerge. Une voie qui devrait permettre à l’avenir de produire de nouveaux noyaux au-delà de l’oganesson-294 (Z=118), le noyau le plus lourd jamais étudié par les physiciens nucléaires. Prochaine étape, parvenir à synthétiser l’élément 120.
L’élément 116 avait beau être connu et synthétisé depuis une vingtaine d’années, les deux isotopes de livermorium apparus brièvement auprès du cyclotron du Berkeley National Laboratory les 27 avril et 16 juin derniers ont mis la communauté de la physique nucléaire en émoi. C’est que les deux isotopes de cet élément superlourd, absent dans la nature, résultaient d’une union inédite : celle du plutonium-244 (Z=94) et du titane-50. Le recours au titane-50 dans le cadre de telles réactions en laboratoire, dites de fusion-évaporation, donnait en effet du fil à retordre aux physiciens depuis de nombreuses années. Mais le jeu en valait la chandelle : dans les bonnes conditions, l’utilisation de cet isotope et celle de son voisin, le chrome-54 (Z=24), pourrait débloquer la quête de noyaux toujours plus riches en protons en propulsant la technique de fusion-évaporation dans de nouvelles sphères.
Ce procédé, employé en physique nucléaire pour synthétiser des noyaux artificiels superlourds, semble au premier abord aussi simple que brutal : prenez un noyau lourd (ici le plutonium-244) et bombardez-le de noyaux plus légers (ici le titane-50). Avec un peu de chance, certains de ces projectiles surmonteront la répulsion entre les charges positives des deux noyaux pour s’amalgamer avec les noyaux lourds de la cible. La mise en pratique de la réaction de fusion-évaporation a permis aux scientifiques de produire en laboratoire de nombreux éléments artificiels au-delà de l’uranium, approfondissant par la même notre compréhension des mécanismes nucléaires et notre connaissance de ces édifices quantiques. Mais voilà : les faisceaux de calcium-48 (Z =20), sur lesquels reposaient jusqu’à présent ce procédé, ont atteint leur limite en bombardant les cibles en californium, les plus lourdes qu’il soit possible de produire. C’est en effet la fusion du californium, avec ses 98 protons, et du calcium-48 qui a permis de produire l’oganesson, soit l’élément le plus lourd jamais produit en laboratoire, avec 118 protons. Pour dépasser cette limite, une seule solution est actuellement envisageable : avoir recours à de nouveaux faisceaux métalliques plus lourds que le calcium-48, tels que le titane-50 ou le chrome-54.
Seulement, recourir à des noyaux plus lourds relève du défi. Plus le nombre de protons augmente, plus la barrière électrostatique qui s’oppose à la fusion s’intensifie, sans compter que l’énergie cinétique de ces noyaux étant plus élevée, elle rend le noyau synthétisé plus excité, et donc plus instable. Les chances de survie pour ces noyaux sont donc très maigres et il est difficile de disposer en même temps de l’énergie et de l’intensité de faisceau nécessaires. Qui plus est, le titane est un des faisceaux les plus difficiles à produire à haute intensité de manière continue.
Pour contourner ce problème et parvenir au résultat de 2024, deux méthodes ont été successivement mises à jour puis adoptées par l’équipe de l’IPHC menée par Benoît Gall dans ce qui allait devenir une véritable épopée scientifique. Le groupe a commencé par suivre la piste dite des MIVOC (pour Metal Ion from Volatile Organic Compounds), où les isotopes des ions métalliques sont isolés puis associés à des composés organiques volatils pour former une poudre stable. Les vapeurs issues de la sublimation de cette poudre alimentent ensuite la source d’ions pour produire les faisceaux. Par cette méthode, Zouhair Asfari, chimiste à l’IPHC, a notamment permis de générer un faisceau de titane-50 suffisamment intense pour produire plus de 2000 noyaux de rutherfordium-256 (Z=104) en 2011. La même méthode a été appliquée plusieurs années plus tard au chrome-54 pour étudier la fission de l’élément 120 à Dubna, en Russie. « Dans ces conditions expérimentales, explique Benoît Gall, on ne lui laissait guère de chance de survie. Il fissionnait presque immédiatement, mais la manipulation nous a permis d’en apprendre plus sur ce processus ».
À plus haute intensité, les vapeurs liées aux composés MIVOC saturent la source. C’est pourquoi l’équipe de l’IPHC s’est dans un second temps tournée vers une méthode alternative, celle de la vaporisation directe des métaux à l’aide de micro-fours à induction. Cette technique présente l’avantage de générer des vapeurs de métaux pures, augmentant l’intensité produite par les sources et donc le nombre de réactions de fusion sur la cible. Mais si 400°C suffisent à vaporiser du calcium, il faut monter à 1660°C pour produire un faisceau de titane avec cette méthode, ce qui requiert le développement de fours adaptés et plus puissants. Les scientifiques strasbourgeois se sont donc investis dans un projet de micro-four à induction pour l’étude des noyaux superlourds avec le spectromètre S3 au GANIL ainsi que pour leur programme de synthèse d’éléments superlourds. Ils ont pu démontrer la capacité de leur four à vaporiser du chrome et du titane en 2019 à Dubna, projet qui a depuis subi les conséquences du contexte international. En 2020, le groupe joint ses efforts à ceux des collègues de Berkeley, qui développent également un four à induction, et leur apportent leur expertise. C’est dans le cadre de cette collaboration fructueuse que la synthèse du livermorium au cyclotron de Berkeley vient récompenser les efforts de longue date de l’équipe.
« Cette expérience constitue un pas important vers la synthèse de nouveaux éléments car elle donne non seulement une preuve de la faisabilité de la synthèse de l’élément 120 avec un faisceau de titane-50, mais aussi une estimation du temps qu’il nous faudra pour le produire ! », se réjouit Benoît Gall. L’expérience pourra être démarrée dès que l’installation expérimentale à Berkeley aura été préparée pour accueillir la cible de californium bien plus radioactive que le plutonium-244. Grâce aux faisceaux métalliques lourds, la découverte du prochain élément superlourd serait alors envisageable à l’horizon 2026. Une perspective réjouissante pour les expérimentateurs comme pour les théoriciens : synthétiser puis étudier de nouveaux éléments au-delà des limites actuelles éclaire les physiciens sur la structure du noyau – l’élément 120 pourrait par exemple dévoiler un hypothétique îlot de stabilité où la durée de vie des noyaux serait beaucoup plus longue que celle des noyaux superlourds produits jusqu’à présent.