Observatoire Pierre Auger : le scénario mono-élément pour les rayons cosmiques d'ultra haute énergie de plus en plus intenable
Une nouvelle analyse s’appuyant sur 215 000 événements collectés à l'observatoire Pierre Auger fournit un nouvel éclairage sur l’origine et la nature des rayons cosmiques d'ultra haute énergie. Plutôt qu'un scénario mono-élément, elle laisse envisager la présence de multiples noyaux des plus légers aux plus lourds. Explications avec Piera Ghia et Olivier Deligny, d'IJCLab, coautrice et coauteur de l'étude publiée dans Physical Review Letters 1 .
- 1A. Aab et al, Physical Review Letters 125 (2020) 121106; Physical Review D 102 (2020) 062005
Une idée propagée depuis environ 50 ans serait-elle en train de vaciller ? L'observatoire Pierre Auger, en accumulant la plus grande collection jamais effectuée de rayons cosmiques d'ultra haute énergie, pousse en effet les physiciens à revoir leur copie. En cause, la structure fine du spectre en énergie du rayonnement. Ce spectre montre que les rayons cosmiques sont de plus en plus rares à mesure que l'on monte en énergie. Vers 10¹⁸ eV l'observatoire en a déjà vu des centaines de milliers, alors qu'il n'en a repéré qu’une quinzaine au-delà de 10²⁰ eV. Il montre surtout, à mesure qu'on le regarde en détail, des petites inflexions à trois endroits de la courbe. Pas seulement vers 5 10¹⁸ et 5 10¹⁹ eV, inflexions déjà connues, mais aussi, pour la première fois, vers 1,3 10¹⁹ eV. Autant d'irrégularités qu'il faut expliquer en les raccrochant à des phénomènes astrophysiques ou cosmologiques. Et c'est là que les choses se compliquent pour le scénario admis jusqu'à présent.
Ce scénario fait intervenir des sources universelles réparties uniformément dans l’espace et accélérant des éléments produits en quantité importante aux tout premiers instants de l'histoire de l’univers. Les éléments mis en œuvre sont alors principalement des protons accélérés à des énergies plus ou moins grandes. Ce qui a fait tout le charme de cette explication c'est qu'elle explique très bien deux des inflexions du spectre en énergie. Elles seraient causées par une perte d'énergie des protons forcés de se frayer un passage parmi les photons du fond diffus cosmologique qui baignent l'univers. Seulement la dernière inflexion repérée, celle à 1,3 10¹⁹ eV, n'entre pas du tout dans ce cadre et pousse les théoriciens à réviser les modèles depuis sa découverte dans les relevés de l'observatoire.
Des éléments plus lourds de l'hélium jusqu'au fer
Mais ce n'est pas tout. D'autres arguments sapent un peu plus les bases du scénario mono-élément. « Nos résultats sur l'analyse de la composition en masse sont en forte tension avec l'idée d'une composition exclusive de protons autour et au-delà de l'énergie dite de la "cheville", vers 5 10¹⁸ eV ». D'autres éléments plus lourds, de l'hélium jusqu'au fer, semblent bel et bien composer les rayons cosmiques, explique Piera Ghia, directrice de recherche à l’IJCLab d’Orsay.
Les simulations semblent aussi plaider en ce sens. « Nos résultats sont plus en accord avec un scénario où plusieurs composantes nucléaires contribuent à l'intensité totale et dans lequel les noyaux sont accélérés jusqu’à des énergies maximales en proportion de leurs charges électriques par les champs électromagnétiques imprégnant les environnements des sources », constate Olivier Deligny, directeur de recherche également à l’IJClab d’Orsay.
Concrètement, comme cela peut s'observer sur le spectre qui figure la présence de différents éléments lourds (figure 1), une première anomalie s'expliquerait par la combinaison de l'énergie maximale d'accélération des noyaux les plus lourds aux sources et de leur photodésintégration aux environs de 5 10¹⁹ eV (« Toe » dans la Figure 1) lors de leurs collisions avec les photons des fonds présents dans l'espace extragalactique (effet GZK). Une seconde, à ≈1,3 10¹⁹ eV (« new feature » dans la Figure 1), refléterait quant à elle l’entrelacement entre les flux d’hélium et du groupe carbone-azote-oxygène injectés aux sources avec leurs énergies maximales distinctes, puis façonnés par la photodésintégration lors de la propagation. En revanche, pour comprendre le spectre en-deçà de l'énergie de la cheville ainsi que les données de composition en masse, une composante supplémentaire est nécessaire dont l'origine reste à découvrir.
Compatible avec les scénarios astrophysiques
Les scientifiques ont par ailleurs évalué la compatibilité de leur scénario avec les données astrophysiques. Et celui-ci tient la route. D'après leurs données, au-delà de 5 10¹⁸ eV, le contenu énergétique des rayons cosmiques dans chaque Mpc(3) cube serait de ≈5,6 10⁵³ erg, correspondant, pour fixer les idées, à l’équivalent d’environ un quart de masse solaire. Pour fournir ce contenu énergétique, la densité de luminosité que des sources émettant en continu doivent injecter dans l'espace extragalactique est alors contrainte à ≈6 10⁴⁴ erg/Mpc³/an. Une valeur tout à fait compatible avec des scénarios astrophysiques dans lesquels des objets comme des noyaux actifs de galaxie ou des galaxies à flambée d’étoiles sont à l'origine des rayons cosmiques.
L'étau se resserre donc sur le scénario mono-élément, et la collaboration Pierre Auger ne compte pas en rester là. Avec son programme Auger-Prime d’amélioration de l’observatoire, actuellement en déploiement, il sera bientôt possible de distinguer entre la composante électromagnétique et muonique des gerbes atmosphériques. Une amélioration qui va faire gagner les mesures en sensibilité et permettre de collecter plus d'informations sur la composition en masse des rayons cosmiques aux énergies les plus élevées. Une donnée cruciale pour trancher entre les différents scénarios.
Un observatoire de 3000 km² pour faire la chasse aux rayons cosmiques les plus énergétiques
Les propriétés des rayons cosmiques sont induites en étudiant les gerbes atmosphériques, cascades d'électrons, de photons et de muons, créées par les impacts des particules cosmiques dans l’air à haute altitude. À 10¹⁹ eV, où le flux est d'environ une particule par kilomètre carré et par an, un seul rayon cosmique génère ≈10¹⁰ particules s’étalant sur environ 25 km² au niveau du sol. À l'observatoire Pierre Auger, de telles gerbes sont détectées à l’aide d’un réseau de 1600 détecteurs à effet Cherenkov dont le cycle de service est quasi-permanent, déployés sur une grille triangulaire de 1500 m de pas, couvrant ainsi 3000 km². Les directions d'arrivée sont mesurées avec une précision de ≈1°. Le réseau est surplombé par quatre stations surélevées, chacune constituée de matrices de plusieurs centaines de capteurs photosensibles qui, grâce à un jeu de miroirs de télescope, surveillent chacun une petite portion du ciel. Ces capteurs détectent la fluorescence provoquée par la désexcitation des molécules d’azote à la suite de leur excitation par les nombreux électrons d’ionisation créés lors du passage de la cascade dans l’atmosphère. Cette désexcitation donne lieu à un rayonnement ultraviolet très faible (équivalent à l’énergie émise par une lampe de quelques dizaines de watts), mais que l’on arrive à déceler jusqu’à 30 ou 40 kilomètres de distance pendant des nuits sans lune. Ces télescopes permettent une estimation calorimétrique de l'énergie des gerbes. Un des détecteurs Cherenkov ainsi qu’une des stations de fluorescence sont montrés sur l'image ci-dessous.
En utilisant le sous-ensemble d'événements détectés simultanément avec les détecteurs de fluorescence et le réseau de surface, il est dès lors loisible de propager la mesure calorimétrique de l’énergie à l’ensemble des événements collectés au travers du calibrage de la « taille » des gerbes au sol, seule quantité pouvant être déterminée de manière précise par le réseau de surface. Ainsi l’estimateur de l’énergie des gerbes est-il déterminé indépendamment des hypothèses sur la masse primaire ou des modèles des processus hadroniques qui gouvernent les premiers étages des cascades opérant à des énergies bien supérieures à celles atteintes au LHC dans le centre de masse. La résolution obtenue sur l’énergie est de ≈20% à 10¹⁸ eV et de ≈7% à 10¹⁹ eV.
A propos de la collaboration Pierre AUGER :
La collaboration Pierre Auger regroupe plus de 400 chercheurs et chercheuses de 97 instituts dans 17 pays : Allemagne, Argentine, Australie, Belgique, Brésil, Colombie, Espagne, Etats-Unis, France, Italie, Mexique, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République tchèque, Roumanie, Slovénie.
Douze chercheurs et chercheuses IN2P3 sont impliqués (dont 8 permanents), faisant partie des laboratoires, IJCLab, LPNHE et LPSC. Corinne Bérat (LPSC) est responsable IN2P3 du projet en France.
En savoir plus :
Résultats publiés dans les deux articles de la collaboration Pierre Auger :
- A. Aab et al. (The Pierre Auger Collaboration), Phys. Rev. Lett. 125, 121106 (16 septembre 2020), « Features of the Energy Spectrum of Cosmic Rays above 2.5×1018 eV Using the Pierre Auger Observatory »
- A. Aab et al. (The Pierre Auger Collaboration), Phys. Rev. D 102, 062005 (16 septembre 2020), « Measurement of the cosmic-ray energy spectrum above 2.5×1018 eV using the Pierre Auger Observatory »
Actualité parue sur le site du LPSC : Nouvelle particularité mise en évidence par la collaboration Pierre Auger dans le spectre des rayons cosmiques d’ultra haute énergie
Actualité parue sur le site de Physics : The Anatomy of Ultrahigh-Energy Cosmic Rays
Dossier publié le 15 novembre 2019 sur le site de IN2P3 : L’Observatoire Pierre Auger fête ses 20 ans