Une étude expérimentale indique que tous les isotopes de noyaux superlourds pourraient bien être déformés
L’étude conduite sur 8 isotopes du fermium par une collaboration impliquant des scientifiques du GANIL montre que la forme des noyaux superlourds semble échapper à la règle observée chez les noyaux plus légers. Ces derniers peuvent en effet changer de forme de façon très abrupte dès que leurs couches de nucléons ne sont pas entièrement remplies. Or, les différents isotopes de Fermium observés par la collaboration grossissent tranquillement avec le nombre de neutrons, quel que soit le taux de remplissage des couches de nucléons, comme si les effets quantiques dus aux fermetures de couches étaient effacés. Ce résultat expérimental, en accord avec les prédictions de certains modèles de physique nucléaire, laisse penser que la règle pourrait bien s’appliquer à l’ensemble des noyaux super-lourds.
Les physiciens nucléaires du GANIL n’ont pas attendu le démarrage attendu de leur futur instrument S3 pour s’emparer des mystères des noyaux superlourds. En intégrant une équipe de scientifiques internationaux travaillant sur le séparateur SHIP, hébergé au centre de physique allemand GSI, les chercheurs et chercheuses CNRS Nucléaire & Particules ont contribué à mettre en évidence un phénomène inattendu : là où les différents isotopes de noyaux plus légers présentent des fluctuations de taille et de forme importantes selon si leurs nucléons remplissent ou non certaines couches du noyau, ces fluctuations disparaissent presque entièrement chez les isotopes du fermium, le noyau superlourd étudié à GSI. Cette première observation de la forme d’un noyau superlourd appelle de plus amples investigations en laboratoire afin de pouvoir extrapoler ces observations à l’ensemble des noyaux superlourds.
Noyaux parmi les plus instables et les plus rares de l’Univers
Le projet de la petite équipe internationale ne manquait pas d’ambition : il s’agissait de mesurer la différence de rayon de charge – la valeur dénotant la distribution des protons dans les noyaux – de huit isotopes de fermium, soit huit noyaux à 100 protons mais au nombre de neutrons différent, comptant parmi les plus lourds, les plus instables et les plus rares de l’Univers. Les isotopes présentant une longévité élevée (le fermium-255 et 257) ont été produits au laboratoire américain d’Oak Ridge ainsi qu’à l’Institut Laue-Langevin, à Grenoble, et ont fait l’objet d’une étude séparée à l’Université Johannes Gutenberg de Mainz. Les isotopes les plus instables, cependant, ont dû être produits en ligne au séparateur SHIP de GSI, certains à seulement quelques atomes par minute, et étudiés par spectroscopie laser dans la foulée, avant qu’ils ne se désintègrent. Une opération délicate rendue possible par un protocole expérimental tout récemment optimisé qui permet désormais d’étudier des noyaux parmi les plus rares comme le Fermium.
Bombarder chaque noyau avec une vaste gamme de longueur d’ondes
« Une fois les noyaux produits grâce à l’accélérateur de GSI, nous les arrêtons dans leur course à l’aide d’un nuage d’argon, puis ils se neutralisent en récoltant des électrons, explique Nathalie Lecesne, ingénieure de recherche au GANIL, qui a participé à l’étude. Cette première étape nous fournit des atomes neutres, que nous excitons en les bombardant avec un laser de longueur d’onde correspondant à l’énergie nécessaire pour exciter un des électrons de l’atome sur une couche atomique supérieure. Cette énergie d’excitation déduite de façon très précise nous permet ensuite de calculer la différence de rayon de charge entre les isotopes. Ce qui est compliqué, c’est qu’on ne connaît quasiment rien de ces atomes très rares ! Or, l’énergie du laser nécessaire pour exciter les électrons de chaque atome diffère d’un isotope à l’autre, et elle nous est inconnue. Nous avons donc dû bombarder chaque noyau avec une vaste gamme de longueur d’ondes avant de trouver celle correspondant à l’isotope qui nous intéressait. Dans un second temps, un deuxième laser venait ioniser le noyau excité, en lui arrachant un électron. Grâce à la charge électrique de cet ion, il devenait possible de le transporter et de le détecter. »
Un contraste étonnant comparé aux isotopes de noyaux plus légers
Ces mesures de différences de rayons de charge de huit isotopes a fait émerger un motif inattendu. Quel que soit leur nombre de neutrons, les noyaux des isotopes de fermium se ressemblent tous : ils sont allongés comme des ballons de rugby. Un contraste étonnant vis-à-vis des observations effectuées chez les isotopes de noyaux plus légers, qui prennent des formes très différentes – allant de la sphère au ballon de rugby – suivant leur nombre de nucléons, et en particulier, suivant si ces nucléons remplissent ou non les couches nucléaires qui déterminent dans une certaine mesure la stabilité du noyau. « Ce que nous voyons, c’est que l’influence de la masse du noyau, très élevée, efface les effets de couche au sein de la chaîne isotopique du fermium, explique Nathalie Lecesne. Cette première observation des différences de rayons de charge de noyaux superlourds nous éclaire donc sur la structure de ces systèmes très particuliers, bien que des études supplémentaires sur d’autres espèces soient requises afin de confirmer ou d’infirmer cette tendance ».
Atteindre des noyaux de plus en plus rares
Une aventure dans laquelle S3 pourra bientôt jouer un rôle déterminant. Au terme de sa mise en service dans quelques mois, le futur séparateur du GANIL sera en mesure de produire une large gamme de noyaux exotiques instables, ainsi que les très recherchés superlourds. Comme à GSI, S3 sera assorti d’une ligne basse énergie, S3LEB, comprenant une cellule gazeuse et un système de spectroscopie laser mais également un spectromètre de temps de vol pour mesurer leur masse et une station de décroissance, SEASON, pour étudier leur décroissance. Cette technologie permettra de répliquer les succès obtenus auprès du séparateur SHIP pour l’étude de nouveaux noyaux superlourds. « La perspective de S3, et en particulier l’instrument S3-LEB, qui se concentrera sur les noyaux superlourds, est très prometteuse pour ce champ de recherche. Le séparateur nous permettra d’atteindre des noyaux de plus en plus rares et de mener à bien des manipulations d’une complexité inédite », souligne Nathalie Lecesne.
Accéder à la publication sur le site de Nature : Smooth trends in fermium charge radii and the impact of shell effects