Fabien Wernli, vigilant gardien des mémoires
Des serveurs du Centre de calcul de l’IN2P3 au musée de l’informatique qu’il construit patiemment, Fabien Wernli veille à la fois sur les précieuses données produites par les chercheurs et sur les anciennes machines qui les ont jadis produites. Un pont entre passé, présent et futur qu’il administre avec passion.
Quand le sage montre la Lune, dit le fameux proverbe chinois, l’idiot regarde le doigt. Ni sage, ni idiot, Fabien Wernli se passionne plutôt pour l’ordinateur qui a permis d’observer l’astre. « Quand j’étais en thèse d’astrophysique à l’Observatoire de Lyon, je me suis rendu compte que ce qui m’intéressait le plus, c’était la partie technique, l’informatique. J’y ai découvert le système Linux que tout le monde utilisait ; au bout d’un an je me suis dit : c’est ça, ce que je veux faire ! ». Il apprend donc sur le tas les subtilités d’UNIX et de Linux. Adieu les étoiles, ce sont les lignes de code qui feront désormais briller ses yeux.
Doctorat en poche, il cherche à exercer ses nouveaux talents d’informaticien dans le privé, et publie une petite annonce pour donner l’écran d’une station Silicon Graphics cédée par son ancienne école d’ingénieur. Signe du destin ? La personne qui le récupère l’informe que le CNRS cherche un administrateur système pour son Centre de calcul à Villeurbanne, en banlieue lyonnaise. Bonne pioche. « Je retournais dans le monde de la recherche, que j’aimais bien, pour un travail utile à la fois à la planète et aux gens, et en plus, je faisais de l’informatique ». Voilà qui s’annonçait comme un programme sans bug.
Près de deux mille machines à surveiller
Depuis, Fabien Wernli veille sur mille à deux mille serveurs, qu’il installe, configure et gère. Des machines utilisées par l’ensemble des chercheurs du CNRS, même si la physique des particules s’y taille la part du lion, et qui doivent tourner comme des horloges suisses. « Il y a 15 ans, il y avait une centaine de machines à gérer, aujourd’hui on en a des milliers. On ne peut plus travailler comme avant et aller physiquement sur chaque serveur qui dysfonctionne. » La maintenance se fait donc essentiellement à distance, via des interfaces d’administration dédiées, qui se sont révélées particulièrement utiles lors de la pandémie de Covid. Et tout fonctionne aujourd’hui sous le système d’exploitation Linux, plébiscité par la communauté des chercheurs qui apprécie de garder ses repères. Autre avantage de poids : Linux est libre et gratuit.
Plus simple à sécuriser, aussi. Car comme tous les systèmes informatiques, celui du CNRS subit son lot d’attaques quotidiennes, « même si ça reste évidemment sans commune mesure, reconnaît Fabien Wernli, avec ce que subissent les agences gouvernementales, l’armée ou certaines boîtes privées ». Chacun, parmi les neuf salariés de l’équipe, contribue à sécuriser le système, repérant en particulier les sites webs hébergés qui pourraient être infectés de virus. « Nous n’avons jamais eu de gros soucis, mais nous ne sommes pas à l’abri d’un ransomware ».
Mais pourquoi garder en interne des milliers de serveurs quand la plupart des organisations basculent sur les services de cloud proposés par les GAFAM et autres ? Question d’habitude, l’ancêtre du CC-IN2P3, le CCHV, a été créé en 1961 par le CNRS, il y a plus de 60 ans. Mais pas seulement. « C’est vrai qu’il faut gérer les pannes, changer les disques, et que tout ça a un coût. Mais l’avantage, c’est que nous choisissons notre matériel et que nous connaissons bien les besoins de nos utilisateurs, en puissance de calcul, vitesse de transfert, stockage, etc. Nous pouvons dimensionner notre infrastructure comme nous le voulons, ce qui n’est pas forcément le cas avec le cloud, où parfois on ne sait même pas quel matériel il y a derrière. Je suis content que chez nous on n’externalise pas tout, on sait encore ce qu’on fait ». Pour gagner encore en efficacité, Fabien Wernli fait un peu de recherche, avec notamment un projet de surveillance automatisée des journaux systèmes, appuyée par des algorithmes de machine learning.
Conserver notre patrimoine électronique
Mais quand les machines actuelles, dopées à l’intelligence artificielle, nous promettent la Lune, c’est notre passé que Fabien Wernli préfère pointer du doigt, depuis qu’un de ses anciens collègues lui a un jour offert son ancienne thèse. « Il me l’a donnée parce qu’il savait que je m’intéressais aux vieux ordinateurs, sauf que sa thèse n’était ni un livre, ni un manuscrit. C’était deux boîtes remplies de cartes perforées. Elles constituaient le programme qu’il avait écrit ». Souvenir matériel d’une époque où chaque fichier était encore codé sous forme de cartes perforées. « Ça m’a ému de voir ces cartes, fruit de trois à quatre ans de travail. Ils les mettaient dans le « mainframe », puis attendait des heures, pour récupérer un « syntax error » lui aussi sous forme de carte. A Jussieu, ils ont connu ces débuts, c’étaient des pionniers. »
Depuis, il tente d’en consolider le souvenir en dédiant un cinquième de son temps au petit musée de l’informatiquequ’il a fondé sur le site du Centre de calcul de de l'IN2P3. « Parce que c’est évident que ça manque. Il n’y a pas de musée de l’informatique majeur dans toute l’Europe ! ». Seules quelques associations, appuyées par des bénévoles, veillent sans grands moyens sur ce patrimoine technique évanescent. « Le meilleur exemple, c’est le Micral N, le tout premier micro-ordinateur au monde. C’est un ordinateur français. Récemment, il y a eu une vente aux enchères, et c’est le co-fondateur de Microsoft qui l’a acheté. C’est du patrimoine français qui s’envole », regrette-t-il. Conserver notre patrimoine électronique impose cependant des contraintes lourdes, car un ordinateur n’a vraiment d’intérêt que s’il continue à fonctionner. « Or, l’électronique se dégrade très vite. Les piles, les condensateurs, vieillissent. Au bout de 10 ans, il faut les changer sinon ça éclate, ça fuit... C’est un défi de garder un supercalculateur et de continuer à le faire fonctionner ».
Plus d’archives pour reconstruire
Récemment, Fabien Wernli a eu la joie de voir fonctionner, en vidéo, un Control Data, l’un des premiers calculateurs utilisés à l’université de Jussieu. « Le tout premier modèle, avec un écran cathodique rond. Dans la vidéo, ils expliquent qu’il y a une couche isolante sous le clavier parce que derrière, il y a 5000 volts. C’est un appareil à garder car il n’y en a peut-être plus qu’un au monde. »
Il lui faut donc se battre contre les chercheurs, mais aussi les entreprises, qui jettent leurs vieux matériels sans en connaître la valeur patrimoniale. « Ce patrimoine finit souvent chez des particuliers, ou gardé par de petites associations, avec le risque qu’il disparaisse. Les documents, les plans, ont déjà disparu. Si un jour on devait repartir de zéro, on n’aurait aucune archive pour reconstruire », alerte-t-il.
Et la situation est tout aussi critique pour les données numériques enregistrées sur disquettes et autres bandes magnétiques. « On parle beaucoup, en recherche, de reproduire les expériences réalisées il y a 20 ans. Sauf que les data de ces expériences sont sur des disquettes 8 pouces, et que le matériel pour les lire est mort. » Les vieux ordinateurs de son musée, en état de marche, pourraient donc servir, entre autres, à relire les données d’expériences qu’on ne pourra plus refaire.
Alors Fabien Wernli récupère patiemment, chaque mois, de nouvelles pièces, essaie de trouver encore un peu de temps pour les entretenir. Il organise des visites pour les scolaires et le grand public, se passionne pour la vulgarisation. « Au musée, il y a une mémoire à tores de ferrite, on y voit les octets au microscope : huit anneaux les uns à côté des autres. On peut expliquer du coup comment on stocke un nombre, une lettre, une image, un film ». Et partager un peu de sa passion pour ces fascinantes machines d’hier, dont sont issues les technologies d’aujourd’hui.
Emmanuel Monnier (Les Chemineurs).
Dix portraits de femmes et d’hommes de l'IN2P3
À l’occasion de ses 50 ans, l’institut met en avant 10 portraits de femmes et d’hommes, illustrant la variété des métiers et des expertises rassemblés en son sein. Nous vous invitons à venir découvrir leur histoire et leur aventure à l’IN2P3, et à partager la passion qui les anime.
- Josquin Errard face aux trois grandes questions de l’Univers
- Reina Camacho Toro : partager la science au-delà des frontières
- Jean-Claude Foy, un destin au Ganil
- Francesca Gulminelli, loin du modèle standard
- Angeles Faus-Golfe, l’ingénieure des interactions fortes
- Jean Schihin, pilier porteur de l’IPHC
- Hervé Carduner : « mécano » mention détecteurs de particules
- Fabien Wernli, vigilant gardien des mémoires
- Sara Marcatili, trait d’union entre les particules et la vie
- Ursula Bassler, une diplomate sans particule